Page:Colet - Lui, 1880.djvu/124

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 103 —

mais la souffrance était une grandeur : il se plaisait à se comparer aux pères du désert, brûlants de désirs et immolant au dieu jaloux du Thabor leur chair et leur cœur. Pour lui, le dieu jaloux c’était l’art qu’on ne peut posséder et s’assimiler qu’en se vouant tout à lui dans la solitude.

J’étais brisée par son obstination et je renonçais parfois à lui exprimer mes angoisses, mais alors mes lettres respiraient un tel abattement qu’il s’en effrayait ; il me conseillait de me distraire, de voir souvent mes amis, et d’attirer de plus en plus Albert qu’il fallait guérir à tout prix.

Que de fois j’ai pleuré en lisant ces lettres stoïques ! que de fois quand minuit sonnait et que je n’entendais autour de moi que la respiration du sommeil de mon fils et le frissonnement de la cime des arbres du jardin qu’agitait le souffle de la nuit, tandis que debout devant mon miroir, je dénouais mes cheveux avant de les emprisonner pour dormir, que de fois je me sentis prise du désir immodéré de le voir ! j’aurais voulu m’enfuir vers lui, le surprendre dans son travail nocturne, l’enlacer dans mes bras et lui dire en sanglotant : Ne nous séparons plus ! la vieillesse viendra vite, puis la mort ! pourquoi passer dans les larmes de l’attente ces beaux jours si rapides où l’âme et le corps sont en fête ? Oh ! ne pas dépenser sa jeunesse quand on aime, c’est être l’avare qui languit de faim auprès d’un trésor ou le malade qui, sachant un secret qui peut le sauver, préfère mourir.