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est très répandue la philosophie littéraire et publiciste. Si par un de ces bouts la philosophie russe va jusqu’aux cimes de la religion et de la foi, par un autre elle touche aux remous de la vie sociale et à la pratique de la morale. D’un côté une série de philosophes est sortie de nos académies de théologie, du camp conservateur des traditions de la foi orthodoxe, de l’autre une série de philosophes est sortie du camp des publicistes marxistes et de celui de la littérature décadente, de l’esprit moderne. En quelque point élevé ces courants différents s’unissent. Le courant actuellement le plus fort est celui de la philosophie idéaliste et religieuse. Le mysticisme est, dans ces derniers temps, à la mode en Russie ; mais il y prend souvent des formes ennemies de toute philosophie et de toute religion. Dans les vagues profondes de la révolution a bougé une mystique obscure ; le devoir essentiel de notre culture est de la soumettre aux lois de la religion et de la philosophie. Sinon le processus de décomposition l’emportera sur le processus de création.

Le positivisme et le criticisme sont chez nous assez faiblement représentés. Ces courants ont une importance plus pédagogique que philosophique. Dans l’intelligence russe le positivisme et le matérialisme ont été largement représentés et y prirent des formes extrêmes, mais c’était là plutôt le résultat du manque de culture philosophique et générale qu’un courant originel de notre pensée. La mission créatrice de la philosophie russe est toute autre et c’est ce que j’ai essayé de montrer à grands traits, dans la mesure ou le permettait une courte étude.

La pensée philosophique traverse actuellement en Europe une crise maladive ; elle est dans une impasse. Le phénoménisme avec toutes ses nuances, le volontarisme, l’idéalisme normatif sont autant d’orientations anti-réalistes négatrices de l’être et détachées de l’être. La philosophie russe peut aider à sortir de cette crise, car elle contient le germe d’un réalisme mystique vigoureux, d’un intuitivisme vivant, d’un surrationalisme, qui voit dans le sujet et l’objet un seul et même principe. La philosophie russe est tournée vers l’avenir, elle apporte des pierres à la future synthèse de la philosophie et de la religion, et on ne peut pas ne pas désirer qu’un commerce de culture plus intime s’établisse entre la pensée russe et celle de l’Europe, dont nous avons tant reçu dans le passé et à laquelle nous pouvons maintenant donner quelque chose de précieux.

Nicolas Berdiaeff.