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faut que je m’en aille à Constantinople, à Calcutta ou à tous les diables. Si quelque jour il vous parle de moi et qu’il m’accuse d’avoir eu trop de force ou d’orgueil, dites-lui que le hasard vous a amené auprès de son lit dans un temps où il avait la tête encore faible, et qu’alors, n’étant séparé des secrets de notre cœur que par un paravent, vous avez entendu et compris bien des souffrances auxquelles vous avez compati. Dites-lui que vous avez vu la vieille femme répandre sur ses tisons deux ou trois larmes silencieuses, que son orgueil n’a pas pu cacher. Dites-lui qu’au milieu des rires que votre compassion ou votre bienveillance cherchait à exciter en elle, un cri de douleur s’est échappé une ou deux fois du fond de son âme pour appeler la mort.

« Mais je vous ennuye avec mes bavardages, et peut-être vous aussi, vous pensez que, par habitude, j’écris des phrases sur mon chagrin. Cette crainte là est ce qui me donne ordinairement de la force et une apparence de dédain. Je sais que je suis entachée de la désignation de femme de lettres, et, plutôt que d’avoir l’air de consommer ma marchandise littéraire par économie dans la vie réelle, je tâche de dépenser et de soulager mon cœur dans les fictions de mes romans ; mais il m’en reste encore trop, et je n’ai pas le droit de le montrer sans qu’on en rie. C’est pourquoi je le cache ; c’est pourquoi je me consume et mourrai seule, comme j’ai vécu. C’est pourquoi j’espère qu’il y a un Dieu qui me voit et qui me sait, car nul homme ne m’a comprise, et Dieu ne peut pas avoir mis en moi un feu si intense pour ne produire qu’un peu de cendres.

« Ensuite, il y a des gens qui prennent tout au sérieux, même la Mort, et qui vous disent : « Cela ne peut pas être vrai, on ne peut pas plaisanter et souffrir, on ne peut pas mourir sans frayeur, on ne peut pas déjeuner la veille de son enterrement. » Heureux ceux qui parlent ainsi. Ils ne meurent qu’une fois et ne perdent pas le temps de vivre à faire sur eux-mêmes l’éternel travail de renoncement, ce qui est, après tout, la plus stupide et la plus douloureuse des opérations.

« A propos d’opérations, l’illustrissimo professore Pagello vous adresse mille compliments et amitiés. Je lui ai traduit servilement le passage sombre et mystérieux de votre lettre où il est question de lui et de mademoiselle Antonietta, sans y