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caractère de l’homme est bizarre ! Il va dans les cimetières arracher les cadavres aux vers et aux corbeaux ; une odeur dangereuse et dégoûtante l’avertit de laisser en paix les morts. Mais la soif de connaître l’anime, et il emporte sous son manteau la tête d’une femme ou le corps d’un enfant : Vouliez-vous que le mal de mer arrêtât de pareils hommes et leur ordonnât de s’en tenir au continent, lorsqu’ils voyaient s’élever en rêve, derrière l’Atlantique, les montagnes d’or de la Colombie ?

« Cependant, rentré chez moi, je voulus manger ; cela me fut impossible ; j’ai même pris tout à fait en horreur le premier plat qu’on me servit et il m’a été impossible d’en manger depuis. Ces impressions, reçues dans ma jeunesse, donnèrent lieu à un rêve que j’avais assez fréquemment.

« Il me semblait que j’étais couché et que je m’éveillais dans la nuit. En posant la main à terre pour relever mon oreiller, je sentais quelque chose de froid qui cédait lorsque j’appuyais dessus. Alors, je me penchais hors de mon lit, et je regardais : c’était un cadavre étendu à côté de moi. Cependant, je n’en étais ni effrayé ni même étonné. Je le prenais dans mes bras, et je l’emportais dans la chambre voisine en me disant : « Il va être là couché par terre ; il est impossible qu’il rentre si j’ôte la clef de ma chambre. »

« Et là-dessus, je me rendormais. Quelques moments après, j’étais encore réveillé ; c’était par le bruit de ma porte qu’on ouvrait ; et cette idée qu’on ouvrait ma porte, quoique j’en eusse pris la clef sur moi, me faisait un mal horrible. Alors, je voyais entrer le même cadavre, que tout à l’heure j’avais trouvé par terre. Sa démarche était singulière : on aurait dit un homme à qui l’on aurait ôté tous ses os, sans lui ôter ses muscles, et qui, essayant de se soutenir sur ses membres pliants et lâches, tomberait à chaque pas. Pourtant, il arrivait à moi sans parler et se couchait sur moi. C’était alors une sensation effroyable, un cauchemar dont rien ne saurait approcher ; car, outre le poids de sa masse informe et dégoûtante, je sentais une odeur pestilentielle découler des baisers dont il me couvrait. Alors, je me levais tout à coup sur mon séant, en agitant les bras, ce qui dissipait l’apparition. Un autre rêve lui succédait.

« Il me semblait que j’étais assis dans la même chambre, au coin de mon feu, et que je lisais devant une petite table où il n’y avait qu’une lumière ; une glace était devant moi