Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
86
au soir de la pensée

nous fussent conservées ; nous ne pourrions, sans souscrire à notre irréparable déchéance, omettre d’interroger ces « grands ossements » autrement suggestifs que ceux où s’enflammait l’admiration du laboureur virgilien. Par eux nous pouvons reconstituer les annales de la merveilleuse aventure des vies d’hier, dans les engrenages de la vie présente préparant la vie de demain.

Au cours des siècles historiques, nous avons foulé dans l’indifférence ces sédiments chargés de toutes les empreintes d’un monde évanoui, l’œil tendu vers l’illusion de la voûte bleue, quand la clef du mystère de nous-mêmes et du monde était ensevelie sous nos pieds. En vain parlaient très haut les débris authentiques des existences disparues, et la boue même des empreintes où la bête, en passant, avait laissé sa marque[1]. Aujourd’hui, nous en sommes à rencontrer, au sol d’une caverne, les moulages d’ischions humains, de talons, révélant nos primitifs ancêtres assis sur la glaise pour quelque délibération d’empirisme ou de magie. Les outils de silex, les peintures, les modelages sont là sous nos yeux. On avait regardé sans vouloir rien connaître, rien comprendre, puisqu’il suffisait de rêver, c’est-à-dire de faire le monde à sa guise, au lieu de rechercher objectivement ce qu’il a été, ce qu’il est. Combien plus simple de voir dans les fossiles des « jeux de la nature », de conspuer Boucher de Perthes avec ses haches de pierre, et de métaphysiquer !

Des anciens, cependant, avaient pressenti l’évidence. M. Boule rapporte fort à propos ces paroles attribuées par Ovide à Pythagore : « Rien ne périt dans ce vaste univers, mais tout varie et change de figure… Rien ne dure longtemps sous la même apparence. Ce qui fut un terrain solide est devenu une mer… Des terres sont sorties des eaux et des coquilles marines ont été trouvées gisant loin de la mer. » Plus efficace encore que les bûchers de l’Église, le silence des foules allait faire justice de ces vues « téméraires ». Il faudra près de deux mille ans pour que Léonard de Vinci, Bernard Palissy, viennent interrompre la prescription par des vues de génie auxquelles Voltaire apportera le secours de sa raillerie, en proposant d’admettre que les coquillages trouvés sur les montagnes proviennent de pèlerins qui avaient secoué là leurs manteaux traditionnellement chargés

  1. Jusqu’au moulage de la fleur ou même des gouttes de pluie.