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et après ?

nous mettre en état de pouvoir débattre là-dessus. Avec votre bagage ou le mien, nous nous laissons emporter par la vie que nous n’avons point demandée. Dans la recherche d’une direction, Pascal fut bien près d’égaliser les chances d’erreur et de vérité. Depuis Pascal, peut-on nier que notre connaissance du monde et de nous-mêmes se soit accrue ? Le fond de tout cela, c’est que l’inconnu de la mort épouvantait nos pères, comme fait l’obscurité pour les enfants. Eh bien, le problème de la nuit se résout par un jet de lumière. Tout ce que je vous demande est d’accommoder votre émotivité caduque à nos fondements modernes d’observation.

Vous nous proposez de vivre au delà du réel, et vous vous détournez de mon « idéal » qui avait paru vous convier à l’action. Cependant, mon « idéal », j’en puis, de mon propre effort, réaliser des parties, parce qu’il est issu de moi, et, par là, nécessairement conforme, en ses principaux aspects, aux grandes lignes de mes activités. Il en débordera le cadre. Je ne l’ignore pas. Qu’importent des parties d’irréalisation, si, par l’effet de « l’idéal » le champ de notre effort d’humanité s’est accru. Dira-t-on que nos plus beaux actes d’héroïsme furent souvent accomplis, dans la suprême joie de tous les sacrifices, au nom d’idées que l’avenir n’a pas toujours réalisées. Démosthène est-il moins grand parce que l’hellénisme, porteur du flambeau de « la civilisation », ne s’est pas montré, jusqu’au bout, digne de sa destinée ? Démosthène est mort pour un « idéal » enfanté du plus beau de lui-même, et quand les soldats d’Antipater l’arrachèrent au Dieu qui l’abandonnait, l’ineffable joie lui fut réservée d’un éclair de vie supérieure que tant de faux grands hommes n’auraient eu garde de lui envier.

Aux lumières d’un « idéal » au-dessus de lui-même, l’homme digne de ce nom marche, comme les héros de la légende, à la réalisation d’un rêve où il met le plus haut de son abnégation. Vous qui l’en louez, pourquoi commencez-vous par vous dire incapable d’un dévouement qui ne serait pas récompensé ? Ne pouvez vous comprendre que « l’idéal » est et demeure sa propre récompense ? Le héros qui peut apparaître à certaines heures, en chacun de nous, n’accepterait pas de s’amoindrir par une rémunération. Relatif, il s’offre à tous les coups d’ailes d’une imagination affranchie du poids des intérêts.