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au soir de la pensée

Que sert-il donc de résister aux disciplines d’expérience, pour s’abandonner aux hallucinations d’une autre vie ajournée au delà des formations planétaires, en vue d’une heureuse magie d’irréel. Pouvons-nous opposer victorieusement au monde positif un rêve d’existence fantômatique où dépenser l’élan de nos énergies ? Grande est la tentation de promettre quand on ne s’entête pas à tenir. C’est le plus clair de la marche à l’étoile imaginaire d’un bonheur humain d’éternité.

L’évolution des connaissances doit accroître nos engins d’activités. Nous ferait-elle donc plus heureux ? Plus puissants ? avec quelles correspondances de durée ? Il ne nous faudrait rien de moins qu’une définition précise du bonheur éternel pour une réponse de positivité. Or, rien de moins stable, de plus divers, de plus indéfinissable, pour tous et pour chacun. L’expérience nous montre qu’aux extrêmes profondeurs de la sensibilité, le bonheur passager de chacun est en soi, dans la satisfaction d’une puissance de s’adapter. Ainsi le veut la subjectivité des sensations heureuses, d’ordre tantôt médiocre et tantôt raffiné, auxquelles nous aspirons sans être en état, d’ordinaire, de les réaliser autrement qu’en une anticipation qui se dérobe, aussitôt qu’apparue. La connaissance fournit les moyens du bonheur, éphémère ou durable. Il reste à les pratiquer. Tout individu pourra être heureux, pour un temps, dans la mesure de ses moyens, selon la conception plus ou moins haute qu’il se sera faite de la vie, et les forces personnelles de volonté que la connaissance accrue et la force de caractère lui auront permis d’y consacrer.

Combien le comprendront, et combien seront en état d’en réaliser de chanceux développements à travers les tumultes des sociétés humaines : invasions, guerres, épidémies, fléaux de toute nature ? La concurrence vitale, impitoyable dans la paix comme dans la guerre, n’a suscité, dans l’ensemble, pas moins de misères et de morts que les batailles rangées. L’idéologue simpliste, prétend porter remède à ces maux par des constructions sociales qui produiront mécaniquement la paix des âmes, comme leurs devanciers, plus simplistes encore, ont cru remédier aux maux de la terre par l’ajournement indéfini d’un paradis inconnu, séjour enchanté d’un bonheur d’inactivité contradictoire puisque le plaisir est conditionné par l’action. Pour