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et après ?

Moi. — Dites qu’il vous déplaît de vous y accommoder. Mon accommodation, à moi, comme celle d'autres compagnons d’existence qui ne sont pas des moindres, est une réfutation irréductible de votre dire, puisqu’elle prouve qu'on peut s’accommoder. Tout aussi bien que moi, vous vous accommodez sans relâche à toutes les fatalités de vos organes. Pourquoi ce renversement d’une généralisation expérimentale de biologie, quand il n'est pas de moment, depuis votre naissance, où vous ne soyez tenu de vous soumettre aux conditions de votre fortune organique. Vous pouvez dire oui. Vous pouvez dire non. Quelle que soit votre réponse, les lois cosmiques qui vous tiennent irrésistiblement continueront leur cours. Du particulier à l’ensemble, vous suivrez le sort qu’elles vous imposent, et vous ne pourrez pas plus vous soustraire aux réquisitions de la synthèse qu’aux exigences de toute loi particulière, la gravitation par exemple. Le débat, entre nous, est de le reconnaître au lieu de le contester vainement.

Lui. — Comment reconnaîtrai-je donc ce que je ne sens pas ? Si votre démonstration d’expérience est un argument, en quoi serait donc inférieure ma démonstration de sentiment ?

Moi. — C’est que votre sentiment ne peut soutenir la vérification, qui lui permettrait de s’imposer à quiconque, tandis que ma connaissance est toute de corroborations, ayant franchi le défilé des différences de procédure conduisant aux mêmes résultats. C'est ce que nous appelons la pierre d’épreuve. Pouvez-vous nier que nous ne marchions de conquête en conquête ? Ne vous vois-je donc pas céder chaque jour du terrain disputé, comme il vous a fallu faire après la condamnation de Galilée ? Il n’est que l’expérience pour faire, parmi les hommes, l’unité de connaissance. Votre « sentiment » les divise parce qu’il est d’une émotivité personnelle pour laquelle il n’est pas de commune mesure. Le « sentiment » peut élever l’homme au-dessus de lui-même. La chute est assurée hors du soutien d'une expérience continue. La seule connaissance pourra suivre le lien des activités organiques, fonder, consolider d’ensemble les intérêts de tous.

Lui. — De quels intérêts parlez-vous ?

Moi. — Des intérêts vécus au profit de chacun et de tous dans les cadres de la vie planétaire, dont je ne puis me détacher.