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La civilisation

quité ? Des temps les plus anciens jusqu’à nos jours, nous ne connaissons encore que le sang pour racheter le sang. Comme le veut Joseph de Maistre, le dernier mot de notre « civilisation » appartient au bourreau. Si le parlage des tribunaux ne peut pas remédier aux meurtres de la paix, on prétend nous rassurer, en revanche, sur les meurtres en masse de la guerre qu’on propose de guérir par un supplément de parlages en des conciles de parades, où d’obscures coalitions d’intérêts produiraient le désintéressement. Voyez plutôt la comédie des faux « désarmements » à l’heure où la fabrication des armes prend des extravagances de développements. Enfin, je ne puis que rappeler, une fois encore, les sévices de la guerre économique, non moins meurtrière que l’autre, pour des effets d’épuisement non moins certains.

Sans dogmes et sans clergé, l’hellénisme a connu les sommets de la poésie des émotivités ingénues aux spectacles du Cosmos. Dans les procès d’Anaxagore et de Socrate, on se garda de rien préciser des tendances incriminées. Aristophane, raillant les Dieux, et même les politiciens, fit bien voir que la liberté de dire gardait un assez beau domaine. Les pontifes, ne formant pas un corps distinct dans l’ordre social, n’avaient affaire chacun qu’avec son Dieu, et la prêtresse Théano, sommée de maudire Alcibiade, pouvait répondre que son ministère n’était que de bénédictions. Est-ce à dire que l’Inquisition et ses bûchers furent un « progrès » sur cet état d’humanité ?

La Grèce, toutefois, victime des rhéteurs, ne put jamais, jusqu’à Philopœmen, c’est-à-dire trop tard, s’élever à la notion d’une commune patrie au-dessus de la cité. C’est ce qui la perdit, quand, après de cruelles luttes intestines, le Macédonien d’abord, et plus tard le Romain, se présentèrent pour l’asservir. Lorsque le Poliorcète eut déshonoré le Parthénon en y installant son harem, à l’heure où il « épousait » Athéna, pour se faire payer une riche dot par les contribuables, il ne restait plus à l’éminente capitale de l’intelligence qu’à s’abandonner au destin. L’hellénisme ne trouva rien de mieux que d’étaler ses régressions au cours de la décadence romaine et dans la corruption byzantine du Bas-Empire. Il n’avait conquis les intelligences que pour se perdre dans leur effondrement. C’est pour préserver sa patrie de cette horrible fin que Démosthène, aban-