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La civilisation

les prodiges de voyages surhumains à travers des pays où chaque moment était péril de mort, dans l’espérance invincible d’une conquête de suprêmes vérités. Hélas ! Il a fallu le rythmique retour des relativités humaines. L’élan était trop au-dessus du trop modeste idéal des foules inconscientes. Le Bouddha se vit déifier, comme il advint plus tard a Jésus de Nazareth. Les Dieux vaincus de la Chine ont dû se résigner à l’affront d’un laissez-passer du grand moine, tandis que dans l’Inde la puissance mythique des atavismes brahmaniques allait faire craquer la mince superficie des émotivités bouddhistes et faire disparaître de son immense empire le nom même du Bouddha pour le laisser survivre à Ceylan, en Birmanie, le réduisant au rang d’une Divinité suprême de polythéisme dans les rêves du peuple chinois.

Cependant, les missions d’Açoka en Égypte, en Syrie, en Épire, allaient porter leurs fruits par un renouveau de l’émotivité bouddhiste, retrouvée en l’évangile du Christ qui n’aurait été qu’un effort perdu parmi tant d’autres, si, dans la décomposition de Rome, la propagande de Paul, émule de Fa-Hsien et de Hiouen-Thsang, n’avait fait surgir et se répandre, parmi les désastres de l’ancien monde, des signes d’une nouvelle espérance de salut. Cela même est d’hier. Qu’est-ce qu’un Dieu éternel à qui l’idée n’est venue de sauver le monde de ses propres décrets que depuis deux mille ans, vouant ainsi à l’infernale géhenne d’innombrables générations de créatures qu’il n’a fait vivre, de parti-pris, que pour les foudroyer ?

Après une si courte durée d’existence où le bien et le mal sont demeurés inextricablement confondus[1], le temps est venu pour le Christ d’affronter la même épreuve que le Bouddha, son auguste prédécesseur. Homme divinisé, en dépit de lui-même, il lui faut comparaître au tribunal de l’homme évolué, et faire ses preuves d’une impeccable volonté de bienfaisance dont l’effort d’idéalisme est en voie d’épuisement. Il y aura, longtemps encore, des foules défaillantes pour méconnaître, des Pilate pour laisser faire, des Caîphe pour réaliser.

Tenus d’expliquer la présence, dans les formations chré-

  1. Le bien et le mal ne sont pas dans l’objectivité du Cosmos : il leur faut notre organique subjectivité.