Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/445

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
440
au soir de la pensée

matiquement chiffrable dans les enchaînements de l’énergie universelle. Il ne s’ensuit pas du tout que le règlement doive s’en accomplir dans notre organisme, au cours de notre bref passage. On ne nous a pas encore annoncé que l’éternel carnage des tueries animales fût en voie de se résoudre quelque part en des compensations de félicités qui, inversement, n’ont de sens que par notre capacité de douleurs.

Si nous prenons aisément en patience les criantes misères de nos compagnons d’existence, pourquoi exiger du monde, à notre égard, des comptes que nous pouvons d’autant moins lui demander, qu’au lieu d’être sa cause nous sommes son effet ? Que nous soyons heureux ou malheureux, bien ou mal gouvernés, — hommes ou fourmis, — ce n’est pas son affaire. En revanche, nos individuations d’humanité sont poussées assez loin pour que nous nous sentions, dans le bien et le mal, les collaborateurs de notre destinée. Cela ne suffit-il donc pas à occuper le temps de notre aventure planétaire ?

À cet effet, je verrais surtout une vertu à recommander pour obtenir l’accomplissement heureux de notre évolution individuelle, et, par là, de notre civilisation générale : la tolérance qui nous facilite tous accords d’indulgence les uns envers les autres, en ouvrant toutes avenues de lumières aux libérations de l’esprit humain. On a, vainement jusqu’ici, demandé aux hommes de s’aimer. Peut-être seront-ils moins lents à comprendre le suprême avantage de se tolérer. Pour les aider dans cette voie, il pourrait être bon de leur rappeler quelquefois qu’ils sont solidaires les uns des autres, et que nul bien ni mal ne peut advenir à notre prochain, qu’il n’en rejaillisse quelque chose sur nous-mêmes. Munis de ces deux constatations d’expérience que la tolérance facilite, embellit même la vie, et que la solidarité universelle nous tient heureusement liés les uns aux autres dans tous les accidents de la joie ou de la souffrance, nous aurons en mains, semble-t-il, les deux clefs de notre « civilisation ». Solidaires et tolérants, nous serons humains au sens le plus complet de l’expression. Pour les conséquences, le Cosmos dispose du temps. L’emploi de notre journée est, s’il se peut, de nous orienter droitement pour nous rapprocher de nos neveux dans le meilleur du devenir.