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La civilisation

Une doctrine positive des puissances publiques et privées, dans les mouvements de leurs rapports, rencontrera des problèmes fort différents selon les âges de soumissions passives et ceux du temps ou l’on se faisait tuer pour ou contre « la liberté ». Cette « liberté », nous l’avons conquise, au prix du plus généreux sang, sur les tenants des oligarchies dogmatiques et civiles, et nous en avons déjà fait un remarquable apprentissage pour la diffusion des lumières et la culture de l’individu. Cependant, nous ne saurions nous dissimuler d’assez graves défaillances. C’est que nous sommes toujours en présence des satisfactions de verbalisme où se délecte l’idéologie au point d’en oublier l’événement. Quel tapage n’avons-nous pas fait de l’enseignement primaire obligatoire. Il n’en est plus question. Est-ce donc que la réforme est acquise. Non. Osez demander le chiffre des illettrés. Chacun de se taire prudemment la-dessus. Moyennant quoi l’on nous parle avec fierté de l’école unique sans que les plus « savants » puissent nous dire exactement ce que c’est. Il y a, sans doute, un fond commun de tout enseignement. Mais plus le savoir s’accroît, plus l’enseignement sera spécialisé.

Même remarque pour l’usage de la « liberté ». Combien de héros ont stoïquement accepté les pires supplices pour nous conquérir le droit de penser librement et de nous exprimer sans contrainte sur toutes les questions de l’homme à civiliser. Nous avons recueilli ce glorieux héritage. Sommes-nous assurés d’en avoir fait l’emploi que tant de martyrs avaient rêvé ? Soyez prudent, lecteur, dans la comparaison des promesses avec les effets. Un peuple libre a pour premier devoir de prendre en mains les responsabilités de sa vie publique. Un peuple qui, par indolence, après des convulsions d’énergie, se laisserait ballotter au hasard des journées, montrerait simplement qu’il est plus facile de conquérir la liberté que de se mettre en état de la vivre.

Parce que l’évolution grégaire est une composition d’évolutions individuelles, tout phénomène social se ramène à des ajustements de paroles et d’actions qui entraînent émotivement la foule aux décisions hâtives de « l’opinion publique », mobile comme la plume au vent. Les formules, hasardeusement frappées, volent de bouche en bouche dans l’enthousiasme ou les répro-