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La civilisation

toutes mesures se sont successivement exercées sur ces deux redoutables problèmes, toujours posés, jamais résolus : l’autorité, la liberté. Il ne se peut concevoir de groupement ordonné sans une activité dirigeante. En dehors d’un troupeau d’esclaves, tous les participants d’une société humaine doivent retenir une part de liberté. Ou placer la limite mouvante qui doit nécessairement correspondre aux développements successifs de l’individu ? C’est toute la difficulté.

Pour maintenir l’ordre, sans lequel toute vie de labeur est impossible, il faut cependant tomber d’accord, comment que ce soit, sur un ensemble de règles intérieures et même sur des accommodements de peuple à peuple, ne fût-ce que pour de provisoires parades de sécurité. Hélas ! nous avons aujourd’hui des principes à n’en savoir que faire. Nous en mettons partout. Il ne nous manque plus que la mise en œuvre. Au nom de tous les régimes nous les avons glorieusement proclamés, c’est-à-dire parlés, sans que les résultats aient précisément été tels que nous les avions attendus.

Loin de moi la pensée de décrier « le droit », notre ancre de salut. On m’accordera, cependant, que le « droit » vaut moins par ses écritures que par son application. Pourquoi faut-il donc que la majorité des hommes s’emploie plus volontiers à célébrer des textes qu’à les pratiquer ? Le « droit » constitue fondamentalement l’ambiance sociale de l’individu et de ses groupements pour l’action publique ou privée au mieux de ses intérêts — parties des intérêts de tous. C’est pourquoi nos révolutionnaires eurent une juste vue en cherchant à fonder l’ordre social sur le respect des « droits de l’homme et du citoyen », pour les accommodations particulières et générales qui font l’armature de la patrie. La difficulté est que les plus beaux principes ne sont rien hors d’une application équitable, et l’on m’accordera, sans doute, que le « droit » d’être guillotiné sans même pouvoir se défendre n’était peut-être pas de ceux dont la conquête avait paru la plus urgente. L’abîme qui sépare l’idéologie de l’empirisme héréditaire. La conception est précieuse : la mise en œuvre ne l’est pas moins.

La « liberté » qui veut qu’on fasse confiance à l’homme capable de se gouverner lui-même a longtemps et longtemps emporté tous les cœurs. Son prestige a peut-être baissé depuis qu’on nous