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La civilisation

D’ailleurs le Cosmos nous doit-il la satisfaction sentimentale d’une solution de ce problème ou de tout autre ? Rien n’est moins démontré. L’événement prouve au contraire, d’une façon surabondante que les enchaînements cosmiques ne s’embarrassent pas des heurts de notre sensibilité. À quelque moment que notre évolution s’arrête, nous pouvons compter qu’elle laissera beaucoup d’autres questions en suspens. En des formes qui ne nous importent guère, tous comptes de doit et avoir des activités universelles ne manqueront pas d’être cosmiquement balancés. Cela n’est pas pour nous décourager des réformations individuelles et sociales dans notre intérêt particulier, comme dans l’intérêt commun. Essayer de moyennes accommodations à l’ordre universel, paraît une suffisante occupation de notre brièveté.

Nos « réformes », d’un si attirant énoncé, se heurtent à l’opposition aussi bien de ceux qui profitent de l’abus que de l’atavique apathie des accoutumances. Parlant d’un neveu de Fontenelle, l’intendant d’Aube, qui venait d’être révoqué pour avoir tenté d’équitables réformes, le marquis d’Argenson, dans ses Mémoires, fait, en ces termes, l’histoire de beaucoup de réformateurs bien intentionnés : « On n’en put faire aucun usage dans l’intendance de Caen, parce qu’il s’y fit lapider d’abord. Il ne voulut pas prendre garde qu’il est d’usage, jusqu’à des temps meilleurs, que tout ce qui approche du trône[1] participe à des faveurs injustes. Il voulut faire le prompt réformateur en détails particuliers… il voulut changer toute la répartition accoutumée des impositions arbitraires et surtout de la capitation. Ceux qu’il soulagea ne l’en remercièrent point, trouvant que c’était justice, comme il arrive toujours, et ceux qu’il augmenta crièrent de si hauts cris, voulant le manger, que tout retentit de reproches qui assiégèrent le trône et la cour. On le crut mauvais intendant parce qu’il était trop bon. »

Qu’importe le nom du régime ? C’est la nature humaine qui préfère le pli de l’accoutumance aux ennuis d’un changement. Ainsi s’accordent trop souvent profiteurs et victimes pour favoriser le mal aux dépens de qui s’entête dans l’œuvre de réformation. Tel est le premier fondement de notre progrès de civi-

  1. lisez : « de l’autorité de tous les temps ».