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au soir de la pensée

de devenir de plus en plus conscient du rôle qu’il doit y jouer », écrit M. Sylvain Lévi[1]. Nous avons jusque-là une assez longue carrière à parcourir. Sur le secours des religions en cette matière, on a dépensé beaucoup d’encre. Toutes les morales, religieuses ou laïques, prêchant les mêmes principes d’entr’aide, tout concours ne peut être que profitable s’il nous met aux prises avec des réalités d’application, sans chercher des moyens d’entreprendre sur les libertés publiques, comme on l’a vu par l’Inquisition et par le sanglant plagiat qu’en fit notre Révolution.

L’action publique défaillante ou épuisée, le champ de l’entr’aide individuelle demeure indéfini. Nous ne courons point risque d’en abuser. La société serait trop belle si chacun osait exiger de lui-même presque autant de charité humaine qu’il en réclame d’autrui. La civilisation ne peut imposer l’assujettissement de l’individu à la communauté qu’en vue des applications d’une règle d’un équitable accommodement à un ordre de paix où l’homme trouvera l’accroissement de valeur personnelle qui le portera de l’anthropophagie primitive à saint François d’Assise, sur les ailes d’un idéalisme, hélas ! plus aisément parlé que vécu.

C’est vraiment à la formation d’un homme nouveau que nous aurions ainsi à procéder. Nous sommes demeurés, depuis la sauvagerie, sous la loi du plus fort. Et puisque nous ne commandons aux lois cosmiques qu’en y obéissant, notre problème est de faire, s’il est possible, que le plus fort soit le meilleur — la difficulté principale étant de son consentement. Pouvons-nous escompter l’inattendu de cette innovation ? Je ne suis pas prophète. Le faible trouve son bénéfice à réclamer d’autrui toutes les vertus. Le fort demande à calculer ou est son avantage, et comme il fait, à tout hasard, entrer dans son calcul les bénéfices éventuels d’une autre vie, il se pourrait fort bien que dans ses tentatives de duper, il eût vécu, lui-même, de duperie. Une bonne arithmétique n’est pas incompatible avec le respect, et même avec l’amour du prochain.

  1. Sylvain Lévi, L’Inde et le monde.