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La civilisation

d’où le problème de l’évolution est encore aujourd’hui de faire sortir des mouvements ordonnés de justice et de liberté. Il a fallu des millénaires dont le nombre nous est inconnu pour que les hommes commençassent de discuter en une matière où leurs intérêts primordiaux se trouvaient si gravement engagés. Meurtres, soulèvements, massacres, révolutions triomphantes ou écrasées, excès de tyrannie ou incohérences d’anarchie, toutes les formes de la violence ont été successivement épuisées sans donner d’autres résultats que de brouiller et de confondre toutes vues d’un ordre de positivité.

J’ai dit qu’en désespoir de cause les Athéniens, modèles d’une civilisation d’oligarchies démocratiques, sen étaient venus à tirer leurs magistrats au sort sans se préoccuper des questions d’aptitude et de moralité, comme Grippeminaud rendant la justice à la fortune des dés. Je rappelle encore qu’au récit d’Hérodote, Darius et ses complices, après le meurtre du faux Smerdis, se seraient amusés à discuter doctrinalement les mérites réciproques de l’autocratie, de l’oligarchie, de la démocratie, pour s’en rapporter finalement au hennissement d’un cheval. Les siècles passent. Montaigne n’osant décider de rien, son ami La Boétie eut l’audace d’aborder brutalement le redoutable problème de la soumission muette des foules au despotisme d’un seul, quand il leur suffirait, pour s’en débarrasser, de refuser l’obéissance. Audacieuse ingénuité d’un esprit libre qui aurait voulu l’action éventuelle des esprits libérés. Il est à remarquer qu’il ne lui vint pas l’idée de donner l’exemple. Sa propre évolution n’était pas encore accomplie.

Qu’est-ce que le contentement d’un jour quand la doctrine voudrait qu’on le renouvelât à toute heure selon le cours des événements. Point de pouvoir qui ne soit une manière d’abus. Point d’impulsion libérale qui ne soit en danger de faillir au moment périlleux. Quelque doctrine qu’il construise, l’homme, faillible, devra manquer fatalement en quelque point. Nécessité d’un contrôle incessant. Le lecteur avisé sait ce qu’on en a dit, et ce qu’on en a fait. S’il suffisait de prêcher la morale pour la mettre en action, nos sociétés seraient, depuis toujours, d’admirables modèles de toutes les vertus.

« Le but principal de chaque groupe humain est de devenir de plus en plus conscient de la structure ou il est impliqué, afin