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au soir de la pensée


penser plus haut que l’action, est-ce donc une raison, quand je me trouve au poste d’honneur, pour déserter ? Loin de là. Plus l’heure est périlleuse, plus je dois m’efforcer.

Depuis les âges les plus lointains, où l’Asie elle-même tenta d’inaugurer des réalisations de grandeur humaine, nos ancêtres ont orgueilleusement poursuivi la noble tâche. Ils se sont efforcés, et nous ont transmis l’obligation de l’effort, puisque nous sommes la preuve vivante qu’ils se sont efforcés avec succès. Chacun donc au poste de labeur. Le civilisé, c’est l’homme qui s’achève lui-même par une pénétration toujours plus grande des lois universelles qu’il essaye infatigablement d’éclairer. Quoi de plus beau pour chacun, que de faire sa propre destinée ?

Selon la mesure toujours changeante, où le nombre peut cohérer pour poser des questions sinon pour les résoudre, tous les peuples de civilisation sont tapageusement engagés dans la recherche d’un gouvernement providentiel, avec ou sans intervention de la Providence. Qu’en pouvons-nous retenir ? La force pour souveraine maîtresse, avec l’idéalisme des mots pour sauvegarder les apparences. Essayons de faire mieux. Le monde n’est pas, ne peut pas être d’idéologie. Mais, dans nos rencontres de l’homme et de l’univers, nous pouvons mettre assez de nous-mêmes par des progressions d’harmonies.

« Un bon gouvernement, disait Campbell Bannerman, ne peut tenir lien du gouvernement d’un peuple par lui-même. » Ce sarcasme d’un idéologue teinté d’empirisme britannique, signifie, sans doute, qu’il vaut mieux se tromper dans le gouvernement de sa propre liberté que de marcher tout droit dans la pratique d’une doctrine imposée, sans savoir ni comment, ni pourquoi. J’admettrais, en effet, qu’il n’y a pas de bon gouvernement en dehors du libre exercice des facultés humaines, au risque d’erreurs dont on peut appeler, sans pousser le zèle jusqu’à nous haïr et nous battre pour des mots d’une insuffisante objectivité.

Les « haines vertueuses » ont fait beaucoup de bruit dans notre histoire. Une pointe de scepticisme les eût peut-être atténuées. Il n’est pas nécessaire de s’entre-déchirer dans l’espoir de réaliser, un jour, une perfection surhumaine. Ce serait assez beau de donner le libre essor aux naturelles activités de l’homme en les contenant les unes par les autres, au nom de