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La civilisation

paraître, sous l’envahissement des opérations de réclame ou la narration des « beaux crimes » qui sollicitent, dès la première page, l’attention d’un public plus curieux de sensations que d’idées. Avantages et inconvénients de l’idéologie compensés, cet état de choses a du moins l’avantage de nous montrer « l’homme civilisé » de notre temps dans sa simplicité. Avec le London Times et les grands journaux d’Amérique, qui sont des volumes, on a la clef du Britannique et de l’Américain. J’entends surtout « l’homme de la rue ». Mais qui donc dans le triomphe du nombre, ne se trouve « l’homme de la rue », en maintes reprises de vie publique, au jour le jour.

La presse quotidienne demeurera un magnifique instrument de divulgation. Elle avait été primitivement conçue comme un suprême pouvoir de libération chargé de contrôler tous les autres. C’est une théorie dont on ne parle plus guère, car il arrive que le contrôleur aurait besoin parfois d’être contrôlé. Pour la grande œuvre de l’évolution profonde des intelligences, il reste la presse d’éditions dont l’autorité morale ne peut heureusement que s’affermir et se développer.

La tendance obstinée de tout pouvoir étant d’empiétements successifs, je ne cacherai pas que la Providence humaine de « l’opinion publique » ne me paraît pas sensiblement supérieure à la Providence divine qui, depuis tant de siècles, nous a implacablement gouvernés. En fait, elles se tiennent de fort près, dérivant l’une de l’autre et ne maintenant leur équilibre instable que par des balancements d’oscillations déréglées. L’opinion publique est un état de forces auquel il faut bien se rendre, comme à toute prédominance d’énergies. Mais quant à y voir autre chose qu’un empirisme passager de discordances c’est à quoi je ne puis consentir.

Ce qu’il faut retenir dans ces compositions d’évolutions individuelles différenciées, c’est que l’évolution générale, résultant d’un consensus populaire dont les mentalités d’ignorance ou de méconnaissance fournissent nécessairement le principal apport, demeure et paraît devoir demeurer toujours en retard sur l’impulsion hâtive des intelligences éclairées. M. Gustave Le Bon a remarquablement mis ce fait capital en lumière, que l’entente des hommes assemblés ne se peut obtenir que par l’accord des mentalités inférieures au détriment des lumières de la culture,