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La civilisation

jours, c’est que le caractère et l’intelligence ne sont pas toujours congrûment distribués. Ce mal, venu des premiers âges, trouvera peut-être en partie son remède dans les progrès de la culture générale qui amèneraient les foules passives aux hardiesses d’une activité raisonnée, et porteraient les hommes, dits d’action, à se discipliner eux-mêmes dans le commerce de l’intellectualité. La question est posée depuis l’origine des groupements sociaux. Je n’ai point promis le paradis sur la terre. Qu’on ne me reproche pas de ne le point donner.

Trop de gens se sont appliqués à fausser l’histoire pour en tirer des ajustements à leur guise, dont l’effet fut de nous maintenir séculairement dans la pleine méconnaissance de notre condition planétaire. L’heure paraît enfin venue de renoncer à l’optimisme falot, commandé par le puéril besoin d’un appât de béatitude à tout prix, pour lever le voile d’Isis et contempler sans pâlir l’austère vérité. Il n’est pas vrai que nous n’ayons le choix qu’entre deux absolus de bien et de mal qui nous guettent pour proie. L’abdication morbide du pessimiste n’est pas moins étrangère à la nature des choses que la divinisation optimiste de notre pâle humanité. Dans l’ordre des coordinations cosmiques, tout s’accommode ou doit s’accommoder. Mais ce ne peut être à la seule mesure des sensibilités mouvantes de l’individu. Et si l’homme est assez fou pour exiger un monde différent de celui dont il procède, le Cosmos ne s’embarrasse point de son vain bruit. Il passe, en d’autres mètres d’espace et de temps que les nôtres. Que les pensées primitives se soient égarées en ces redoutables détours, il s’explique trop bien. Qu’on s’obstine aujourd’hui à nous y vouloir maintenir quand le monde et l’homme positifs se découvrent à nos yeux, c’est ce qui ne peut plus être accepté.

La vie des animaux est autrement cruelle que la nôtre. Ils la subissent sans le recours du suicide ni de la philosophie. Notre organisme de compréhension, qui les dépasse, nous permet d’interroger l’univers et d’en obtenir des réponses. Se peut-il concevoir rien de plus tentant que de dicter ces réponses, quand l’interrogateur, dans l’incertitude des évolutions à venir, ne nous permet pas encore de faire confiance à l’objectivité élémentaire qu’il prétend soumettre à l’humaine subjectivité ?

Mais l’homme change plus vite que le monde, dont il n’est