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au soir de la pensée

plus des sauvageries primitives d’où l’humanité grandissante est issue. Nous trouvons le dévouement chez la bête qui défend ses petits ou, même simplement, un compagnon d’existence. L’homme capable d’étendre le don de lui-même à ses confrères d’humanité, en attendant le jour d’une pitié générale des êtres, sort de pair, et inaugure dans le monde l’entrée en scène d’une vie policée. Et comme il ne peut aider autrui sans s’aider en même temps lui-même dans la recherche du meilleur emploi de sa vie, il s’ensuit un concours d’entr’aide encore rudimentaire dont l’idéalisme pourra noblement nous porter à travers les épreuves de la destinée.

C’est un grand pas d’avoir conçu la vie civilisée, de la dire, de la chanter. C’est un âpre labeur d’en réaliser la moindre partie. Quand nous avons commencé de dire, une vague résolution nous est venue de faire : mais trop tôt nous tenons-nous quittes d’avoir fait. L’intérêt égoïste, plus ou moins avoué, trouve trop aisément son compte à la parade des mots, pour ne pas profiter de nos faiblesses, à mi-chemin de l’inconscience et de la conscience aveuglée. Ainsi fleurit parmi nous la morale des préceptes les plus retentissants, en regard des actes communs, de la vie publique et privée, qui la désavouent. Ce sont bien des sectateurs de la religion d’amour qui brûlaient hier dogmatiquement leurs semblables pour cause d’hérésie, c’est-à-dire de dissentiment doctrinal. Ce sont bien des « fils du Christ » qui présidaient pieusement aux tortures de la question judiciaire ou du bûcher. Ce sont bien des fils du Christ qui sanctionnaient hier encore les cruautés de l’esclavage pratiquées par un peuple chrétien d’une culture intellectuelle et sentimentale affinée[1]. Sur la terre de France, les derniers serfs étaient serfs de moines, dénoncés par Voltaire, au mont Jura. Dogmatiquement figés dans le plus cruel atavisme d’enseignement d’Église, les protagonistes de la Révolution française, pour faire régner le bonheur sur la terre, ne trouvèrent rien de mieux que de

  1. Quand j’arrivai aux États-Unis après la prise de Richmond, je fus surpris de trouver dans les États du Sud une société remarquablement policée en qui se mêlaient le parti-pris intéressé de l’esclavage, avec toutes les floraisons de la plus délicate sentimentalité. Le soir, je trouvais généralement sur ma table quelque ouvrage où il était démontré que l’esclavage était installé dans la Bible. La preuve n’en était pas difficile à fournir.