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La civilisation

réaliser en nous-mêmes, au lieu de l’appeler vainement des Dieux sourds.

La voie à parcourir est désespérément ardue, les moyens trop insuffisants, l’ardeur trop aisément découragée par tous appels de l’intérêt immédiat à tout prix. Les facilités d’évasions s’offrent de toutes parts. L’empirisme aveugle exige, avant tout, le maintien de ce qui est, et l’hérédité d’égoïsme fortifiera les appels d’altruisme intéressé à travers toutes suggestions d’idéologie. Cependant, il y a la famille, la famille humaine, le premier groupement du foyer où vont apparaître de puissants états de sensibilité. On sait que les familles animales en viennent à présenter toutes les variations de sensibilité dans les rapports des sexes et le souci de la progéniture. C’est au cœur de cette confusion de tout, qu’il se trouve des gens pour découvrir l’ordre supérieur d’un dessein de bonté.

L’évolution des sensibilités affectives amène le couple humain à des modes de développement familial qui s’étendront progressivement jusqu’aux familles voisines, jusqu’aux tribus, par les unions conjugales formant des liens d’altruisme auxquels l’homme le plus brutal ne pourra, tôt ou tard, se tenir de céder. Il faudra beaucoup de temps, sans doute, pour passer de cet altruisme élémentaire aux mouvements d’affectivité générale, à la noblesse des élans d’universelle charité. Mais nous avons vu que le temps n’est pas de compte dans les activités du Cosmos. Demandez-vous quelle durée fut nécessaire aux océans pour réduire en un sable impalpable les rochers et les dépôts marins sous l’action des tempêtes et des marées.

Je ne compterai pas les siècles nécessaires pour l’insensible évolution de l’automatisme familial en des aspirations d’entr’aide, étayées, selon les chances, d’un retour de réciprocité. La sensation d’une solidarité obscure s’illumina, sans doute, peu à peu du rayonnement d’une sentimentalité humaine manifestée en des coordinations d’altruisme, en des impulsions de dévouement déjà notables chez les animaux – tel le chien dans notre société.

Le jour où les élans d’un sacrifice pour autrui ont pris place dans les profondeurs de nos émotivités est celui d’où nous pouvons dater la naissance d’un état de « civilisation », c’est-à-dire d’un adoucissement de mœurs qui nous distinguera de plus en