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au soir de la pensée


comptes faits, leur sagesse s’était contentée d’une vie qui peut régler l’imagination, au lieu de s’y abandonner. J’en prendrais plutôt acte comme d’un accomplissement de deux hautes intelligences. Sans doute, il n’est pas, il ne peut pas être d’humain qui ne vive de fiction à ses heures, et n’y trouve parfois le plus beau de son existence. Délogés par l’observation, les fantômes, trop souvent, ne font que se déplacer. S’il se rencontre des esprits à qui suffisent les plaisirs de l’intelligence couronnés d’une flamme d’émotivité, pourquoi leur chercher querelle sur la qualité d’un enchantement qui n’est inférieur à nul autre ? Vivre d’imagination sera toujours plus facile que de réalités. Pascal ou Fénelon n’en auront pas moins leur juste place au soleil, sans que personne s’avise de le leur reprocher.

Cest un grand mal de vouloir, pour des organismes divers, l’unité de la fonction. La connaissance positive exige des labeurs dont la rémunération est à échéance incertaine. Heureux qui peut s’en contenter ! L’imagination prend son vol pour devancer les voies de l’évolution à venir, et, bien loin d’en médire, je me plairai à lui souhaiter la bienvenue, si, aidée de l’expérience, elle doit nous conduire, d’une façon acceptable, jusqu’aux échéances de la vie. La somme d’illusions qui s’attache aux détours de l’objectivité peut varier à l’infini. A travers les heurts de leur existence, je compte Saint-Évremond et Ninon parmi les personnages de l’histoire qui n’ont voulu mentir ni à autrui ni à eux-mêmes, tandis que je vois trop de gens se contenter d’illusions préparées en séries, pour des feintes de « convictions » utilitaires qui témoignent d’une médiocre élévation[1].

  1. Ainsi Napoléon, détrôné, découvre, à Sainte-Hélène, qu’il feignait de partager les croyances populaires pour s’en faire un instrument de domination. D’après le journal de Gourgaud, qu’il faut lire si l’on veut connaître les véritables pensées de Napoléon sur la question religieuse, le grand tueur d’hommes, aux yeux de qui l’organisation administrative du dogme parut un si puissant moyen de gouvernement, avait considéré l’humanité de trop près pour se laisser prendre à l’amorce des mots auxquels publiquement il prodiguait l’hommage. Il y revient tout propos dans ses conversations de Sainte-Hélène. « Quand, à la chasse, je faisais ouvrir les cerfs devant moi, je voyais bien que c’était la même chose que l’homme. Celui-ci n’est qu’un être plus parfait que les chiens ou les arbres et vivant mieux. La plante est le premier anneau de la chaîne dont l’homme est le dernier... Monge, Berthollet, Laplace sont de vrais athées. je crois que l’homme a été produit par le limon de la terre,