Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/374

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
369
La civilisation

de bon ou de mauvais gré. Par bonheur, leur « Révélation », proclamée « infaillible » se double, pour nous, d’une science « faillible », mais encore suffisamment sûre, qui alimente d’abondance les mouvements de notre évolution civilisée. Sans elle, nous en serions encore au Concile de Nicée. Hors du dogme, après l’épreuve de Galilée, il nous est permis de procéder de méconnaissances rectifiées en observations vérifiées, de nous assimiler des vérités relatives dont un empirisme raisonné peut dégager, dans l’acte, des valeurs de civilisation vécue. Il faudra seulement qu’aux activités de la connaissance s’ajoutent les directions d’une émotivité supérieure, née de l’effort organique lui-même, pour nous élever des concentrations égoïstes du « Moi » aux rafïînements de l’entr’aide, tandis que la « Révélation » prétendra inversement les conduire d’un verbalisme de charité au triomphe final de l’égoîsme paradisiaque – principe déterminant de toutes les actions d’une vie faussée.

Nous cherchons la beauté idéale, la justice, le bonheur, c’est-à-dire un au-delà de nos relativités d’un jour. Il est toujours facile de nous en promettre la somme totale pour une autre journée — à échéance sine die. On a remarqué que les enfants qui crient pour avoir la lune cessent de crier quand ils voient qu’on ne la leur donne pas. Alors, ils se contentent d’une moindre requête, qui leur permet, cette fois, d’obtenir satisfaction. Le cas des hommes faits n’est pas très différent. Ils réclament l’absolu, et ne l’obtiennent, en théorie, qu’à la condition d’en ajourner indéfiniment les félicités positives, ce qui revient à ne l’obtenir jamais. Au lieu de se perdre dans l’attente du miracle, l’homme capable de mettre à profit les outils de la connaissance pourra coordonner des sommes de vérités relatives qui exprimeront, au fur et à mesure de leurs réalisations, l’humanité pensante et agissante – suprême objet de notre civilisation.

« L’homme libre », avec ses erreurs inévitables, a-t-il mieux réussi dans l’entreprise d’une civilisation que les porte-paroles d’une idéologie d’absolu qui nous ont mis sous le joug écrasant des autocraties célestes ou planétaires ? Sous toutes réserves de modestie, je crois qu’on peut l’affirmer, bien que la présomption de l’homme, quand il a découvert qu’il pouvait contribuer à faire sa propre destinée, l’ait emporté jusqu’à confondre trop