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La civilisation

plus grand nombre ? À l’appel des intérêts sociaux qui viennent se grouper autour du culte organisé, que de professions de foi s’empressent de répondre, qui sont de complaisance avérée. L’excuse du mensonge est toute prête : « Il faut bien faire comme tout le monde[1]. » On s’incline, sans chercher de trop près si l’on trouve en soi quelque protestation de conscience à sauver. On y a renoncé d’avance. Et l’on se trouve, ainsi, coupable envers soi-même, avant d’avoir fait tort à autrui.

Ayant commencé par ne pas connaître, nous inaugurons l’œuvre de la connaissance par les méconnaissances que nos efforts successifs seront de rectifier péniblement. Pour quelle chance de rencontrer la juste interprétation ? Et comment sera jugé cet effort au tribunal du nombre ? Plus l’effort demandera de labeur, plus s’en détournera la majorité, alourdie de nescience. La force de l’Église contre Galilée était de la foule aveugle et sourde qui n’avait cure de savoir. Que demandait-on du savant ? Un mensonge. Sous la menace du feu, il accepta de renier. Pour un temps, le mensonge avait triomphé. Eh bien, ce drame fameux dont on parle le moins possible parce qu’il en jaillit une fulgurance de vérité, c’est celui-là précisément qui se joue à toute heure au fond des consciences, quand une question de dogme est posée. Trop de gens ne savent pas. Trop de gens ne tiennent pas à savoir. D’errer avec la foule, il ne s’ensuit aucun dommage. Tout au contraire. La vérité paraît un piège quand les puissances lui sont ennemies. Quelle plus claire invitation à se familiariser avec les feintes profitables ?

En quelque forme que ce soit, le drame humain ne peut être détourné de son cours. Cette foule défaillante qui s’arroge le droit de régir le Cosmos, dont les démentis ne l’embarrassent guère, qu’en pourrons-nous attendre, pour les développements de la pensée, dans l’ordre social d’une civilisation idéalisée ? Nos neveux le sauront peut-être. Pour beaucoup de raisons je ne me laisserai pas aller aux risques des prophéties. J’ai déjà dit que par ce mot la foule, j’entends les hommes de toute culture et de tout rang qui se contentent, comme c’est le cas du

  1. Vraiment, pourquoi faudrait-il faire autrement qu’on ne pense, parce que d’autres pensent, ou disent penser différemment ? La question se résout, en général, par une affirmation sans commentaires… et pour cause.