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La civilisation

tudes rappellent les filiations fondamentales auxquelles nul ne peut échapper. Le bon anthropophage papou attend des mouvements de douceur qui sont décidément en retard. Il y aura, peut-être, pour de longs temps encore, du papou dans notre « civilisé ».

Je n’ai point caché que les paroles qui accompagnent l’acte humain et semblent le déterminer, nous offrent trop souvent l’appât d’un déguisement de nous-mêmes aux tentations duquel nous avons bientôt fait de céder, sans comprendre ce qu’il rejaillit sur notre personnage de la sévérité de nos jugements sur autrui. Il n’est pas certain que le code non écrit des « convenances sociales », où il entre tant de feintes, et même d’hypocrisies, ne soit pas le plus sûr fondement de l’ordre dans nos « civilisations ». Il est d’une assez belle virtuosité de substituer empiriquement une sociabilité de formes aux extrêmes rigueurs du fond. Nous sommes le point de rencontre des aspirations passées et présentes, en préparation d’un avenir où la grandeur du rêve nous illusionne somptueusement sur les faiblesses de nos activités positives. Le rêve, agile, s’élance sans efforts. La pensée, difficilement conquise, reste alourdie de labeur. Le rêve, sans scrupules, justifiera toute violence chez les bourreaux du Bâb, comme chez Caïphe, comme chez Torquemada. Sentir, sinon penser, dans la primitive méconnaissance du monde, par l’illusoire prestige du passé et l’imaginative construction de l’avenir pour échapper à l’appel des positivités pressantes, c’est le commun de nos vies « civilisées ».

L’activité purement religieuse compte surtout, en cette affaire, au titre d’un mouvement spontané de l’organisme humain pour décréter le monde au lieu de l’interroger. Mais il faut que le jour vienne où l’évolution mentale manifestera des exigences de connaître auxquelles l’expérience seule pourra donner satisfaction. Jusque-la, il n’y avait encore qu’un état confus de mentalité effrénée, en attendant un effort progressif d’évolution coordonnée. Supposez même que la « Révélation », comme elle l’annonce, fournisse une réponse absolument adéquate aux premières questions de l’humanité : le mot de « civilisation » n’aura pas de sens. Si l’homme sait, d’origine, tout ce qu’il peut et doit savoir — l’expérience devant correspondre avec la doctrine sur tous les points — c’est le stationnement qui prend la