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La civilisation

matiques) suivit le cours des prodigieuses destinées qui l’ont conduite jusqu’aux grâces d’un Fénelon, jusqu’aux éclairs d’un Bossuet. Ce ne peut être ici le lieu de tracer quelques linéaments de cette histoire. Dès les premiers âges, le culte parut fatalement le premier et le dernier mot de toute la civilisation. L’autorité fut appelée du ciel avant que l’idée put venir de la demander à la terre, et comme l’apparition tardive d’un pouvoir civil allait susciter d’interminables conflits, l’humanité entra, dès ses premières activités, dans une succession de tragédies au plus vif desquelles nous nous débattons encore présentement.

Il ne peut être question de reconstituer les précisions d’annales perdues. Cependant, jusque dans les temps modernes, l’Asie, traditionnellement conservatrice des émotivités primitives, n’a cessé de nous offrir des spectacles de mentalités religieuses renouvelés des âges disparus. C’est ce qui a fait dire à Gobineau que « tout ce que nous pensons et toutes les manières dont nous pensons, ont leur origine en Asie »[1]. Si l’éminent observateur entend par là que l’homme pensant s’est formé et développé d’abord dans les débordements du soleil, je ne le contesterai point. En ce sens, l’Asie serait mère des généralisations primitives, antérieures à toutes formes d’analyse, c’est-à-dire des premiers élans de l’intelligence humaine vers l’inconnu.

Cependant, où qu’ils aient apparu, les hommes, en des simultanéités de conditions parallèles, ont évolué selon les mêmes lignes de direction, avec des temps d’arrêt, ou même de régression, rythmiquement commandés par les heurts de leurs insuffisances. L’Asie, qui a depuis longtemps épuisé la succession des rêves les plus subtils, n’a pu encore franchir l’abîme de la thèse imaginative à la positivité d’expérimentation. Les manifestations de religiosité y sont donc démeurées toujours singulièrement actives, comme aux premiers âges de l’humanité. Nous y gagnons d’y pouvoir observer de près le libre jaillissement du phénomène religieux dans l’ingénuité de ses manifestations originelles, et de nous familiariser ainsi avec des spectacles où la distance des temps ne nous laisse découvrir des réalités historiques que sous l’aspect d’événements fabuleux.

  1. Gobineau, Les Religions et les philosophies dans l’Asie Centrale.