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au soir de la pensée

tions de signes vocaux avec les jointures de la pensée, cela peut s’éclaircir un jour. Qui est au courant des beaux travaux de la linguistique moderne n’en voudra pas désespérer. La grammaire des langues primitives est à peu près inexistante : simplement ce qu’il en faut pour les premières déterminations de rapports. Mais quoi ! Dès que nous connaissons, ou croyons connaître, nous voulons connaître davantage et le mot exige, de la pensée, des gradations d’assouplissements qui, tôt ou tard, ne lui seront pas refusées.

Ainsi se sont établies des gymnastiques d’usages (habitudes lamarckiennes) dont les corrélations constituent les lignes maîtresses d’une grammaire qui ne cessera pas de poursuivre, à tous moments, de nouveaux achèvements. Les dispositions des signes, l’ingéniosité des agglutinations, des flexions, vont former de toutes pièces un organisme de création humaine, merveilleusement modelé sur un organisme de sensibilités, pour en exprimer les activités vivantes, dans une progression du simple au composé. Par toutes ressources d’associations ou de dissociations, aidées de la métaphore, les mots vont produire ces raffinements de pensées ou la métaphysique animiste en est réduite à voir le « miracle » de l’âme, cheville ouvrière des miracles d’entités. Plus tard l’écriture fixera les articulations de ces mouvements de sonorités, en leur donnant un corps de réalisation, porteur de l’idée. Les mots mêmes furent à ce point matérialisés, personnalisés, qu’il leur échut un sexe sans que personne en fût choqué.

Avec le temps, l’habitude iamarckienne fera qu’il soit de plus en plus difficile de distinguer le signe de l’idée, si bien que parler paraîtra l’équivalent de penser. Cependant, sans parole articulée, nous avons vu les hirondelles préparer leurs migrations et conférer du voyage, tandis qu’il est commun d’entendre des hommes, qui ne sont pas des sauvages, répéter des phrases dont le sens leur échappe (comme les paroles dégelées de Rabelais) dans la conviction qu’en parlant ils font acte de pensée. La voix articulée peut-elle donc précéder l’idée ? Il ne semble pas. Elle lui donne une forme, cependant, et cette forme décide du fond, bien souvent. Si la pensée animale est de faibles coordinations, c’est faute, surtout, d’un langage articulé qui lui fasse suffisamment office de soutien.

Le pithécanthrope parlait-il ? À la frontière de la bête et de l’homme y eut-il des pithécanthropes s’essayant aux premières articulations de la voix ? Personne n’en peut rien dire.