Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 2.djvu/307

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
302
au soir de la pensée

suivant la loi de leur propre cycle, réaliser un déterminisme d’évolutions par lequel, postérité grandissante de modestes aïeux, ils légueront à leurs neveux un inexprimable potentiel de grandeurs.

C’est ici qu’apparaît le langage comme l’instrument capital des développements de mentalité organique en devenir. Par les réactions de sensibilité et les associations et les dissociations qui s’ensuivent, nous avons vu s’établir, aux différents échelons de la série vivante, des états de subconscience, ou même de conscience avérée, dont l’accumulateur ganglionnaire ou cérébral fait un état dit « de mentalité ». Chez l’homme, grégaire par excellence, les précisions de sensations mnémotechniquement retenues ne seraient que d’un futile avantage sans l’épreuve émotive des communications, c’est-à-dire des échanges préparatoires de l’interaction. L’évolution de la pensée individuelle et sociale ne peut réaliser les conditions du devenir que par l’incessante multiplication des contrôles de tous ordres dans toutes les lignes de la réciprocité. C’est ce que veut, d’abord et toujours, la pleine et libre faculté des accords d’entendements dont le langage, avec toutes ses ténuités d’expressions, est le véhicule obligatoire.

Je n’ai point à faire ici une histoire du langage. Quand on a pénétré, même superficiellement, dans les détours des langues dénoncés par les étymologies, quand on a reconnu les gammes de nuances qui révèlent des prodiges d’analyse dans la subtile adaptation du signe et de l’idée, on est émerveillé des raffinements de pensée que peut produire, avec l’aide des siècles, l’ingéniosité humaine sous l’active pression du besoin. Je ne serais pas surpris que la grammaire fût, par excellence, le chef-d’œuvre de l’intelligence humaine. La grande faute de nos maîtres est de nous la vouloir faire comprendre avant que nous n’ayons cinquante ans révolus.

Les langues, avec les grammaires qui y sont impliquées, sont l’œuvre, tantôt consciente et tantôt inconsciente, non d’artistes spéciaux (comme pour la musique), mais des peuples eux-mêmes, poussés par l’irrésistible besoin d’exprimer leurs amours, leurs haines, leurs résistances, leurs plaintes, leurs désirs, leurs espoirs, leurs volontés, ainsi qu’essayent vaguement de le faire, sans l’aide du langage articulé, un très grand nombre d’animaux, dans la succession, douloureuse ou plaisante, de leurs émotivités. La grammaire comparée nous sera d’un très puissant secours