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les âges primitifs

et du ciel. Il ne lui manquait plus que le courage d’embrasser l’horizon.


Ils parlent.


Les commencements de l’espèce humaine sont la clef de ses développements. Ce fut une révolution quand, sous le règne de Cuvier, Boucher de Perthes s’avisa de découvrir, dans les alluvions de la Somme, des silex taillés, des pierres polies de main humaine. On connaissait déjà de ces échantillons. On les appelait des pierres de foudre (céraunies), tant il parut plus simple de les attribuer aux Dieux qu’à notre vulgaire humanité. Des ossements de mammouth, de grand lion, de rhinocéros, d’hippopotame, y étaient joints. Une lutte épique s’engagea où Boucher de Perthes, lapidé d’excommunications académiques, resta glorieusement vainqueur après sa mort[1]. La préhistoire était fondée.

De tous les pays du monde, du fond de l’Asie notamment, les

  1. Il faudrait raconter la lutte de Boucher de Perthes contre l’Académie des sciences — Georges Cuvier en tête — pour obtenir qu’on voulût bien examiner sur place les pièces authentiques qui attestaient la haute antiquité de l’homme. On nous parle aujourd’hui de millions d’années. Il ne s’agissait alors que « de cinq à six mille ans ». Ainsi disait Cuvier lui-même, barrant la route à toutes recherches, par cette parole souveraine : « Il n’y a pas d’hommes fossiles ».

    À la mort de Boucher de Perthes, sa famille faisait mettre ses ouvrages au pilon. Et sous la haute direction d’Elie de Beaumont, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, une obstinée campagne d’inhibition fut systématiquement menée pour empêcher qu’il n’y eût des hommes fossiles. Une Revue catholique des sciences (Les Mondes) alla même jusqu’à mettre en doute la bonne foi de Boucher de Perthes. Cela dura quinze ans et plus. Puis les morts se levèrent du sédiment quaternaire pour confondre la présomption des vivants. M. Victor Meunier a conté cette histoire dans un petit livre : Les Ancêtres d’Adam, dont la première édition fut autocratiquement supprimée. Un exemplaire sauvé de la catastrophe en a permis une seconde édition. Édifiante aventure qui montre trop bien à quelles sortes d’obstacles — ignorance et science mêlées — se sont heurtées, même de nos jours, les tentatives désintéressées de connaître. Cuvier était un savant génial, créateur de la paléontologie et de l’anatomie comparée. S’il fléchit aux tentations d’une mainmise corporative sur un monopole de vérité, que pouvons-nous attendre des foules mal éclairées auxquelles les corporations cultuelles apportent, pompeusement, l’exclusif apanage d’un monopole de vérité ?