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au soir de la pensée

cience émotive qui couronne le spectacle d’un spectateur apportant à la scène l’incomparable fortune de sentir et de penser. Ce spectateur intéressé, l’homme, pour l’appeler par son nom, n’est pas arrivé là de sa volonté, comme on entre au parterre. Il ne s’est fait, il ne s’est révélé à lui-même, que par les longues progressions évolutives d’un état de sensibilité organique, emportant les réactions d’associations mentales dont les enchaînements feront l’humanité émue, pensante et jugeante de nos jours. En incessante évolution de sensibilités successives, ses points de vues, ses interprétations, ses inférences ne peuvent que s’affirmer en des formes de relations qui lui permettent de distinguer ce qu’il sent, ce qu’il essaye de pressentir par hypothèse, ce qui lui échappe des objectivités de passage.

Les Divinités évanouies, il faut que l’homme trouve en lui le courage de rester seul avec lui-même pour affronter les énergies de l’univers. Loin d’en être amoindri, le drame ne s’en trouvera que plus grand. Si vaste même et si éblouissant, par le contraste de l’élémentaire organisme et de l’infini qui s’opposent, que nous serons ravis au delà de nous-mêmes dans les trépidations d’un spasme d’émerveillement.

Désormais, l’homme ne devra de comptes qu’à l’homme, et c’est plus que les Dieux ne nous avaient annoncé. Le drame aura passé de la féerie divine au roman de l’activité purement humaine ; essayant ses forces sur elle-même dans les données où l’encadrent les tumultes du Cosmos indifférent. Point d’autre spectateur, point d’autre critique, point d’autre juge, pour l’homme, que l’homme lui-même, déterminant de l’univers tout ce qu’il en peut saisir pour jalonner les grandes avenues de la connaissance, en vue de situer, decomposer les développements de sa vie.

Oui ! L’homme aux prises avec l’univers ! Combien l’intérêt de la scène en est-il rehaussé par la disparition de l’autocrate divin qui laisse l’ancien second rôle dans l’obligation redoutable de s’élever au premier. Le maître autoritaire des tréteaux, avec ses dénouements machinés, rentre dans le néant. C’est enfin l’heure de la faiblesse humaine encore toute roidie de ses chaînes, mais libérée par son propre effort dans les agitations duquel l’avenir jaloux lui garde encore des trésors d’inconnu. Place à toutes les chances de la tragédie.