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au soir de la pensée

ont faim, l’anthropophagie paraît s’être imposée sans avoir révolté les sentiments de la bête humaine, contrairement au proverbe qui veut que les loups ne se mangent point entre eux. L’esclavage a paru plus tard une meilleure utilisation de la chair humaine. C’était notre « progrès social » qui commençait. En deux mille ans, le christianisme n’a pas été capable de l’abolir. En Amérique, hier encore, il en faisait l’apologie.

Je ne voudrais pas noircir le tableau. L’univers est de rythmes dans toutes ses activités. La décadence grecque et la déliquescence romaine, par les longs défilés des insuffisances chrétiennes, n’en aboutirent pas moins à la Renaissance de l’antiquité, d’où le monde moderne est sorti. Par nos défaillances, comme par nos traits de forces, les mauvais et les beaux jours se succèdent en des oscillations de regrets et d’espérances en gestation d’un idéalisme à trop longue portée. Les mots nous guident, non sans nous décevoir trop souvent en de fâcheuses journées. Les actes sont redoutablement en retard sur les vocables, et de peuple à peuple et d’homme à homme, la guerre et la paix continuent de sévir pour les diversités d’un fonds commun de joies, de maux qui se rencontrent de très près. Les socialistes nous annoncent qu’ils vont changer cela tout d’un trait. Je voudrais le croire, mais j’ai des heures de doute, parce que je découvre surtout, dans les révolutions annoncées, des changements de textes d’idéologie, alors que l’homme profond, l’homme de violence égoïste, avec ses alternances de charité fraternelle, se maintient sous le déguisement des mots trompeurs. Nous le changerons peut-être. Il y faudra beaucoup de temps.

Nous commençons à sortir des gouvernements de classes, non sans de graves difficultés. Les « castes », groupements d’intérêts sociaux, se sont historiquement constituées en organisations d’égoïsmes, depuis les jours les plus lointains, pour se prolonger en d’innombrables formes dont l’évolution n’est point achevée. N’étant point de prophéties, je ne saurais dire comment le grand plasma social finira peut-être par dissocier tant de méconnaissances pour les fondre en des formations organiques plus proches de l’intérêt commun. Suis-je donc détenteur d’une formule de panacée ? Certainement non, car je ne vois d’autre remède à tant de maux, mêlés de tant de biens, que dans l’habitude larmarckienne d’une gymnastique individuelle d’altruisme à déve-