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l’évolution

dessus de ma tête toutes les branches qui pouvaient me heurter. Après quoi il ne me resta plus que la ressource de le prendre en pitié, lorsque j’appris que toutes ces attentions étaient simplement l’effet des pieds du Mahout talonnant sa bête sous les oreilles pour obtenir mécaniquement, par la voie des réflexes, les faveurs que j’avais cru devoir à l’amitié. À quelques jours de là, pêchant dans la Caravani, belle rivière tourmentée de la jungle de Mysore, nous vîmes arriver sur nous une trentaine d’éléphants sauvages qui, à moins de cent mètres, vinrent s’étaler sur une plage de sable pour se baigner, jouer avec les petits, se faire toutes agaceries et s’arroser d’eau copieusement. Sur un signal insaisissable le départ se fit d’ensemble. Puis la voix du chef retentit, et la troupe de se retourner à ses fourrés sans nous avoir fait l’honneur d’une prise de contact que nous nous abstînmes prudemment de rechercher[1]. Des créatures d’activités nettement déterminées se seraient mises en fuite ou nous auraient réduits en poudre, d’un premier mouvement. L’éléphant n’est, en somme, qu’une survivance attardée de l’âge des monstres où la domination du muscle et de son levier réglait tous les comptes de la vie en attendant le jour lointain où l’intelligence, aberrante ou redressée, devait opposer directement l’homme au Cosmos.

Tout homme qui vit dans la familiarité d’un chien ou d’un chat rejoint si naturellement de ses propres associations de sensibilité celles de son compagnon, qu’ils se pénètrent et se comprennent de part et d’autre à la moindre indication. Identité de procédures, degrés différents d’évolutions. Mon chien s’est fait à mes habitudes et les siennes me sont connues. Elles se conjuguent mutuellement, sauf les à-coups d’autorité qui peuvent m’être imputables plutôt qu’à lui.

Quand les malles sont mises en mouvement, mon petit Écossais s’attriste, ne sachant pas s’il sera du voyage, puis il se met en quête de signes d’où des prévisions pourraient être inférées. Il se fait tout proche de moi, provoquant des manifestations d’amitié d’où il pourra conclure qu’il ne sera pas abandonné.

  1. L’éléphant est aussi sujet à des fureurs, à des antipathies inexplicables où la brute primitive reparaît soudainement. On m’a cité un cas où il fallut abattre la bête d’un coup de carabine dans l’oreille parce qu’elle avait soudainement pris en adversion un des voyageurs qui lui étaient confiés.