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invinciblement. Prenons acte, une fois de plus, de ce que nos classifications sont de subjectivité pure. Reculer devant les apparences, c’est simplement s’effarer à l’obstacle que nous avons imaginé.

Il est impossible d’interpréter droitement un seul des phénomènes de l’univers, si on ne l’aborde pas dans le sens de son évolution. Aux temps où le mouvement évolutif n’était pas reconnu, on nous demandait de considérer le phénomène en soi, c’est-à-dire comme une existence isolée, hors de toute détermination de rapports. Le verbe suffisait ainsi à la fictive réalisation d’une entité métaphysique par la vertu de laquelle toutes activités cosmiques se trouvaient mises en mouvement. Quand il fut acquis que l’observation positive ne nous révélait dans le monde que des coordinations de rapports, l’entité n’avait plus que faire dans un univers tout en cycles d’évolutions sans fin. Voyez plutôt ce qu’on nous raconte des rapports de l’âme et du cerveau. C’est M. de Bonald qui définit l’homme une intelligence servie[1] par des organes. Quel sens cela peut-il avoir, si l’intelligence, préexistant aux organes, est conçue en dehors des phénomènes, — d’où il résulterait qu’on ne peut rien saisir de ses rapports avec la phénoménologie des organes à servir ? Comment expliquer que la superposition de l’âme à l’organisme, chez l’enfant, ne soit à aucun moment marquée par aucun phénomène d’observation, tandis que nous avons sous les yeux, depuis l’heure de la naissance jusqu’à l’état d’homme fait, le cours des évolutions successives qui, de l’état purement animal, conduit le nouveau-né aux premières manifestations de la pensée ?

Aussi longtemps qu’on abordait le phénomène psychique comme un absolu, pour en faire le point de départ d’une investigation d’imaginative, en vue de pénétrer des rapports de mouvements élementaires, on ne pouvait rencontrer que jeux de verbalisme où l’entité « âme » s’insérait au petit bonheur. On sait ce qu’en a fait Platon, repris et parachevé par l’école d’Alexandrie. On n’en a pu tirer que des formules pour des exercices d’Académie. Comment en pourrait-il être autrement puisque ce que nous appelons l’intelligence n’est qu’un moment d’evolution

  1. L’écrivain n’osa pas dire desservie, mais, manifestement, il le pensait.