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au soir de la pensée

Le mot de fixation, dans le Cosmos tel que nous le comprenons aujourd’hui, ne peut exprimer que le passage plus ou moins prolongé d’un mouvement à un autre mouvement. Quand les complexités de mouvements qui ont produit l’espèce ont achevé cette formation, ce n’est pas M. Delage qui pourrait les considérer comme figées en vase clos. Elles ne s’épuiseront jamais. En d’autres formes, déterminées par les corrélations de leurs composantes, elles continueront d’exercer leurs activités qui ne pourront être que de variations nouvelles (lentes ou brusquées) par la succession des générateurs dont l’effort ne sera jamais anéanti. C’est ce qu’a très bien vu M. Delage, avec qui je n’argumente qu’en vue d’éclaircir mes propres idées.

Ceci tient, non seulement pour les espèces mais encore pour tous nos classements de biologie, dont les prétendues permanences n’ont qu’un temps limité. Certains considèrent les variétés comme de petites espèces moins caractérisées que les grandes, mais non moins solidement « fixées ». Je serais plutôt disposé à envisager la question du point de vue contraire, en disant que les espèces qui paraissent les mieux fixées ne peuvent être conçues que comme des passages d’une plus longue durée.

Poussant le scrupule scientifique jusqu’aux dernières extrémités, M. Delage écrit :

« Si l’on reste sur le terrain exclusif des faits, on doit reconnaître que la formation des espèces les unes par les autres n’est pas démontrée. La théorie de la descendance s’appuie sur une induction absolument légitime, la seule raisonnable, la seule scientifique. Mais il n’y a rien dans les faits qui puissent forcer la conviction de ceux qui refusent toute autre preuve que celle de l’observation. »

je ne puis voir dans cette affirmation, d’un suprême effort de probité scientifique, que la constatation d’un état de connaissance humaine, d’ou, par la relativité de nos successifs moyens de connaissance, aucun moment de dubitation, aux portes de l’hypothèse, ne peut être exclu. Notre pensée est d’un enchaînement d’états de mentalité qui ne seront jamais achevés. Ce que nous entendons par le mot « fait », tenu pour objectif par excellence, n’est que la subjectivité d’une réaction