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l’évolution

tier, il entrevoit la doctrine de l’adaptation, mais sans s’y arrêter. De même pour un certain pétrel de la Terre de feu, plongeur et voilier tout à la fois, qui, en plein vol, se laisse tomber tout droit dans le flot, comme s’il venait de recevoir un coup mortel. « La forme du bec et des narines de cet oiseau, la longueur de son pied, la longueur même de son plumage, prouvent que c’est un pétrel. D’autre part, ses ailes courtes, sa puissance de vol si limitée, la forme de son corps et de sa queue, l’absence du pouce à son pied, son habitude de plonger, le choix de son habitation, le rapprochent singulièrement des pingouins. » Sur ce thème, plus tard, le futur transformiste pourra méditer. Déjà l’extrême état d’abjection où il voit les Fuégiens — au-dessous même des naturels de l’Australie — l’amène à se poser la question de l’homme originel, à propos duquel sa destinée était de faire, un jour, de si retentissantes publications.

En dehors du mérite des observations elles-mêmes, ces notes de croisière sont d’un vif intérêt en ce qu’elles nous montrent le point de départ du développement scientifique de l’homme qui devait, après Lamarck, attacher son nom à la conception la plus naturelle et la plus inattendue de la vie planétaire. N’est-il pas curieux de le voir préluder à ce redoutable labeur en se demandant gravement « dans quel dessein » telles ou telles espèces « ont été créées » ?

La méthode générale de Darwin est de limiter rigoureusement sa recherche aux strictes proportions du problème qu’il s’est posé. Non seulement il n’aura point de conclusion précipitée, mais il s’enfermera si bien dans l’étroit domaine d’une observation particulière que la généralisation prématurée lui serait ennemie. Extrême rigueur du devoir scientifique, bien plus que crainte de choquer l’ignorance, car dès que la conclusion s’impose, rien n’est capable de le faire reculer. Toutefois, pour assurer socialement sa position scientifique, dans la mesure du possible, comme avait fait Lamarck lui-même, Darwin prend soin de maintenir la doctrine d’un « Créateur », intangible, en soumettant à l’expérience tous les problèmes du monde « créé ». Cela fait, il procède, de toute sa rigueur, à la démonstration d’un schéma de vie terrestre, en complet désaccord avec celui de la Bible, systématiquement ignoré.

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