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l’évolution

« Si la durée de la vie humaine était d’une seconde, a dit Lamarck, nous consignerions le fait d’observation que le pendule est immobile. » L’homme, avec le bref passage de temps dont il dispose, rapporte, de nécessité, les changements cosmiques à sa propre mesure — imperceptible étalon d’activités démesurées. Le temps nous tient en ses serres cruelles puisque nous ne sommes qu’un moment d’évolution. En revanche, l’évolution elle-même, qui jamais ne s’arrête, dispose du temps sans compter. Lamarck a de fortes pages sur les nuances, à peine saisissables, qui distinguent telles espèces des espèces prochaines. Dans les grandeurs sans limites de l’étendue et de la durée, que sont nos mètres d’évaluation[1] ?

Nos déterminations des complexes d’individuations nous donnent, au même titre que le système électronique lui-même, en l’état de nos connaissances, des bases d’objectivité pour les constructions subjectives des classements dont se fait notre connaissance. Comme l’a répété Lamarck ; si nous pouvions connaître toute la sériation de la phénoménologie, nous verrions s’évanouir tous nos classements, ce qui revient à dire que, connaissant tout, nous ne connaîtrions rien, puisque nous n’aurions plus de relativités à ordonner.

  1. Les Indiens ont eu le sentiment de l’insuffisance de nos mesures. Ils y ont tout aussitôt remédié par des prodigalités d’extravagances numériques. Un koti vaut 10 millions. Le kalpa (ou âge du monde entre deux destructions) en comprend 4 billions, 238 millions d’années. Chaque kalpa est un seul des 365 jours de la vie divine. Le Bouddha, nous dit-on, avait éprouvé bien des vicissitudes pendant 10 milliards 100 millions de kalpa, etc., etc… Les Djaïnas divisent le temps en deux périodes, l’une ascendante et l’autre descendante, chacune étant d’une durée de 2 000 000 000 000 000 océans d’années, chaque océan d’années valant lui-même 1 000 000 000 000 000 ans. Rapprochez ces chiffres de ceux des mesures cosmiques, ils ne sont plus si fous. Les physiciens ont déterminé le volume de la molécule, et si l’on s’en rapporte aux nombres qu’ils donnent, on trouve qu’un cube d’un millimètre de côté (à peu près le volume d’un œuf de ver à soie) contiendrait un nombre de molécules au moins égal au cube de 10 millions, c’est-à-dire de l’unité suivie de 21 zéros. L’un d’eux a calculé que si l’on devait les compter, et qu’on en détachât par la pensée un million à chaque seconde, on aurait du travail pour plus de 250 millions d’années. L’être qui aurait commencé cette tâche à l’époque où notre système solaire ne devait être qu’une informe nébuleuse, ne serait pas encore au bout. (R. Dubois, Leçons de physiologie générale et comparée, cité par Th. Ribot.) Que deviendraient de telles mesures prolongées dans l’infinité de l’espace et du temps ?