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l’évolution

les génies « créateurs » : édifier un monde de verbalisme hors de toute correspondance avec l’observation vérifiée. Il n’en eut pas moins le sens très net de l’évolution universelle, et la gloire lui restera d’avoir essayé de réaliser l’univers en une coordination d’activités.

Le spectacle des choses devait, dès l’origine, nous donner, avant tout, des sensations de mouvements. Nous n’en avons d’abord retenu, et beaucoup n’en retiennent encore, malgré l’accoutumance, qu’un effroi d’inconnu. D’où la recherche persévérante d’un point de fixité qui, même schématique, offre à la foule encore l’avantage d’une apparence de sécurité. Passer de discordances fictivement accordées à des constatations positives d’accords dont l’achèvement nous échappe, veut des ressorts d’esprit et de cœur inflexiblement bandés, tandis que les compositions de relativités, dont se fait notre détermination d’énergie, tendent généralement à maintenir la suprématie fictive du subjectif sur l’objectivité. La « philosophie » d’Herbert Spencer est l’une des plus hautes tentatives des essais d’accommodations. C’est pour cela que je m’y arrête. Cependant, quel usage faire de cette définition : « L’évolution est une intégration de matière, accompagnée d’une dissipation de mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente, et pendant laquelle aussi le mouvement retenu subit une transformation analogue »[1].

On a tantôt fait de voir dans l’évolution « une redistribution de matière et de mouvement ». La formule peut causer une surprise. Mais quel sens lui donner quand elle implique des rapports de matière et de mouvement, caractérisés par des mots sans constatations d’objectivité ? Quel sens de positivité donner à l’intégration et à la désintégration insaisissables ? Qu’est-ce que signifie le prétendu « passage d’une forme moins cohérente à une forme plus cohérente, » quand le monde est tout de cohérences en activités de transformations ?,

Qui prétend pouvoir posséder toute la vérité des choses devrait se demander d’abord s’il est en état de l’assimiler. Spencer veut dépasser le stage de l’expérience, et, nécessairement, il s’arrête

  1. C’est Herbert Spencer lui-même qui a cru devoir prendre la peine de souligner.