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LES HOMMES, LES DIEUX

se dépenser dans ce labeur diversement échelonné de tribu à tribu, de peuple à peuple, c’est une considération de moindre intérêt puisque la durée du temps ne nous fut pas marchandée.

Pendant que s’accomplissait ce labeur d’une évolution caractérisée, est-ce à dire que toutes les tribus, errantes ou fixées, s’appliquaient exclusivement à la création des racines pour en laisser l’usage et le développement aux hommes à venir ? Assurément non. Dénommer fut l’acte décisif par lequel l’activité mentale du pithécanthrope ouvrit peut-être la porte de l’histoire humaine. Mais l’entreprise n’en pouvait rester là. De la même vie que leurs fabricateurs, les mots se trouvaient choses vivantes, avec des réserves de devenir. Ils allaient, dès leur apparition, réagir les uns sur les autres, emportés dans les tourbillons du rêve et de la pensée, en quête de formes d’inconnu à déterminer par des classements de rapports.

Comment ce labeur s’accomplit selon les chances d’innombrables langues, dont beaucoup disparurent après avoir eu de longs jours, c’est une histoire d’inductions plus ou moins scientifiquement fondées. Pour en venir aux racines des langues futures, on s’embarrassa moins d’une doctrine à construire que d’une acceptation de spontanéités concurrentes, favorisées ou entravées par toutes circonstances extérieures. Une seule manière de réaliser, d’organiser la parole, c’était de projeter des sonorités sur toutes choses dans le dessein de les y fixer pour un ordre de repères. À tous moments, d’innombrables répétitions, avec ou sans variantes, allaient inaugurer la mise en marche des mécanismes d’expression dans les complexités croissantes d’un mécanisme d’assouplissement.

On a reconnu que les premières désignations se firent par des mots exprimant l’attribut[1]. Le qualificatif, c’est-à-dire la sensation avant la substance, pour les successives déterminations de l’objet par des attributions de caractères. Le soleil éclaire, échauffe et fait vivre. Le soleil, aussi, dessèche, flétrit et tue. Fragmentés par les besoins de la respiration, les mots, édifices de sons, évoquant l’appareil de nos châteaux de cartes, vont

  1. On verra plus loin que l’adjectif « dyaus » (brillant) désigna le soleil, pour devenir un substantif, ce qui permit de l’élever plus tard au rang d’une Divinité.