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AU SOIR DE LA PENSÉE

La parole articulée est un incomparable instrument d’expression organiquement adapté au phénomène mental dont il multiplie les puissances au delà de tout calcul. Que nous soyons conduits, par l’évolution simultanée de nos organes vocaux aussi bien que de nos sensations associées, aux allègements d’analyse qui donnent l’essor à la pensée, je m’en émerveille assurément, mais sans être certain que les autres fonctions de l’organisme humain sont moins admirables — surtout sans me croire obligé pour cela de crier au miracle et de voir « la main de Dieu », comme dit Max Muller, dans ce cas particulier plutôt que dans tout autre phénomène. L’homme a poussé l’évolution des organes de sa sensibilité en cours d’expression jusqu’à des gymnastiques d’assouplissements ou s’ordonnent toutes les nuances de la pensée. Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de pensées sans paroles ? On ne pouvait manquer de le prétendre. L’expérience animale suffit à ruiner cette allégation.

L’animal sent, pense et s’exprime dans la mesure où le lui permettent ses répartitions de sensibilité organique, et l’homme se trouve précisément dans le même cas. Les dispositions osseuses et musculaires de l’oiseau lui fournissent un autre mode de locomotion que le nôtre. Pas n’est besoin d’invoquer « l’âme » pour cela. Nos distributions de sensibilité, avec les réactions vocales qui s’ensuivent, nous font d’autres animations de pensées par l’accroissement et les adaptations de moyens d’expression qui sont autant de points de repère pour de nouvelles pénétrations. Quoi de plus que le phénomène organique de tout moment ? Il me paraît probable que le pithécanthrope, ou l’homme de la Chapelle-aux-Saints, émettaient des sons gutturaux. Jusqu’où risquaient-ils l’aventure, c’est ce que nous ne savons pas. Ce que je sais bien, c’est que ni pithécanthrope, ni homme de la Chapelle-aux-Saints, ne peuvent être détachés de la série vivante ou ils marquent des temps d’évolution, et que la méthode biblique qui prétendit isoler le « premier homme » du monde pour en faire un miracle, ne peut se renouveler à l’occasion d’une fonction particulière, après avoir si remarquablement échoué dans l’explication de l’homme tout entier.

Il faut donc en prendre son parti. En des formes que nous ne pouvons présentement reconnaître, pithécanthrope et homme de la Chapelle-aux-Saints durent fournir des signes de transi-