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AU SOIR DE LA PENSÉE

question d’en aborder l’étude positive en dehors du vif des mots à saisir dans le torrent de leurs évolutions tumultueuses d’homme à homme, de tribu à tribu, de continent à continent. Il y a celui qui parle et celui à qui il est parlé, en un jeu de raquettes où la balle, d’un choc à l’autre, obéit à des complexités de directions dont le fil peut trop souvent nous échapper. S’engager dans l’analyse des plus subtiles activités de la pensée, conscientes ou non, pour en tirer des constances de rapports, est une laborieuse entreprise. Admirons qui ose s’y aventurer, et ne perdons pas de vue que le plus bel hommage est d’une critique raisonnée.

Quand on nous dit que, grâce à la parole, l’homme est le seul être à posséder l’usage d’une voix susceptible d’exprimer des nuances infinies de pensées étrangères à l’animalité, il n’y a point, il ne peut pas y avoir de contestation là-dessus. Mais si l’on prétend faire du langage articulé — qui nous a tirés hors de pair — un don providentiel qui échappe aux mouvements généraux de nos conditions organiques, le devoir du chercheur est de ne se point laisser déloger des cadres de l’observation positive.

Il me sera permis de dire que Max Muller, concluant par « l’origine du langage » ses leçons de philosophie comparée, finit peut-être par où il aurait dû commencer. Reconnaître, avec Platon, que beaucoup de mots viennent de l’onomatopée (où Renan voudrait voir une simple résonnance de l’organisme humain), pour conclure que nos langues actuelles paraissent ne pas s’être contentées de cette procédure, c’est simplement confesser que dans les formations du langage, il y a nécessairement encore trop d’inconnu.

Pourquoi Max Muller, d’intelligence acérée, n’a-t-il pas essayé de franchir inductivement l’abîme qui nous sépare des articulations primitives au delà du sanscrit ou s’arrête généralement l’ardeur de ses investigations ? Nous avons encore des tribus sauvages. N’est-ce pas de ce côté qu’il faudrait regarder ? Quant à l’incommensurable durée des temps qui ont permis de passer du Papou à Shakespeare, peut-il être permis de n’en pas tenir compte ? Il y a tant de relais sur les chemins de la Tasmanie à Stratford-sur-Avon. Harcelé d’une métaphysique qui le pousse, le grand philologue a oublié qu’il y a là des amorces de directions. D’ailleurs, le problème qu’il envisage n’est qu’un pro-