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AU SOIR DE LA PENSÉE

niques, il y voudra magnifiquement demeurer. Et comme cela ne se peut faire que par l’hypothèse d’un état affranchi des objectivités positives, voici venir l’exaltation d’un Moi insaisissable, vaguant sur les chemins de l’éternité. Il se sublime ainsi d’un élan surhumain, et les métaphores se présenteront en foule pour exprimer sa surnaturelle prééminence. Ce sera une étincelle, une flamme, un souffle, une émanation de l’« Être universel », tout ce qu’on voudra pourvu qu’on lui épargne l’humiliation d’une existence de positivité[1].

Que l’enchaînement des réactions de sensibilité, de conscience, de personnalité, demeure toujours mouvant, avec les organismes qui les produisent, c’est la loi de l’évolution selon laquelle chaque chaînon s’aiguille suivant le potentiel des évolutions antécédentes dont il se trouve l’effet. Il n’est que d’ouvrir les yeux pour constater que les personnalités évoluent. Regardez-vous vous-même, ô métaphysicien, à tous les âges, en vos successions de sentiments, de pensées, d’états de conscience héréditaires qui si souvent s’opposent, ou même se contredisent en vous malgré « l’immuable » semi-Divinité de votre « Moi ». Et cette « hérédité », aux lois de laquelle vous ne pouvez vous soustraire au cours de votre propre histoire, comment l’insérez-vous dans l’indéfectible essence d’une immatérielle entité ? Au même plan que dans la génération des corps, y aurait-il donc un lien de génération d’entité à entité, auquel cas l’entité ne serait rien de plus qu’un vulgaire phénomène de positivité. Horreur !

Sauf l’hypothèse divine, il n’y a pas de question sur laquelle on ait plus communément déraisonné que sur la nature et les conditions de l’humaine personnalité. Quand on se met en quête de l’Être abstrait, Tò òv, quelle entreprise d’y rattacher l’individu organisé ? La métaphysique a cela d’admirable de pouvoir toujours disposer de la transcendance des choses à sa fantaisie, hors d’un contrôle d’observation. Le grand tort du Moi, en cette affaire, c’est d’exister objectivement, ce qui est toujours une

  1. Le peuple, qui fait trop souvent de la métaphysique sans le savoir, se plaît, pour expliquer une impulsion irrésistible, à cette curieuse formule : « Ç’a été plus fort que moi ». Comme si au-dessus de son Moi métaphysique, il avait la vague conscience d’un consensus organique dont l’énergie supérieure fait la détermination.