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AU SOIR DE LA PENSÉE

c’était déjà beaucoup de grouper des œuvres diverses sous le nom d’un même personnage, qui, parfois, obtenait cette rare fortune sans même avoir pris la peine d’exister. Nous n’en savons pas plus d’Homère que d’Orphée, même en acceptant la tradition d’Onomacrite qui colligea les œuvres dites homériques par ordre de Pisistrate, et nous transmit l’attribution hypothétique du petit poème où il est fait mention du « vieillard aveugle » de Chio[1]. Hésiode nous offre plus de réalité.

Alors l’humanité, contente de sentir, ne s’arrêtait guère aux conditions de la connaissance. Il n’y avait pas d’autre façon d’apprendre que d’écouter qui avait à dire. Et avait à dire quiconque était capable d’imaginer, de rêver, c’est-à-dire de créer, de son propre fond, des tableaux dont le monde, mal interrogé, ne pouvait lui fournir que les apparences. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait d’importantes parties d’observation dans Homère[2].

  1. La critique moderne n’admet pas que l’Illade, l’Odyssée et les petits poèmes dits homériques, dont quelques-uns sont de purs chefs-d’œuvre, puissent être mis au compte d’un même aède. La remarque s’étend même jusqu’aux chants des deux grands poèmes.
  2. Rappelez-vous ces captives d’Achille qui ont reçu l’ordre de pleurer Patrocle, et qui pleurent, en effet, mais « sur leurs propres malheurs ».

    Puisque le nom d’Homère se rencontre si souvent sous ma plume, je voudrais qu’une anecdote me fût permise, qui montre l’incroyable justesse de l’observation en ces temps reculés. Je suis obligé pour cela de me mettre en scène :

    Un manoir vendéen du seizième siècle s’offrit aux joies de ma jeunesse, avec une cour d’honneur encadrée d’un reste de chapelle et d’une fauconnerie remontant aux âges d’un donjon ruiné. Porte de « la chapelle » et porte de « la volière », de lourd chêne massif, grinçaient en conscience sur des restes de gonds rouillés, chacune avec sa plainte particulière qui permettait de dire, à la nuit tombée, d’où venait l’intrus. Nous avions tous ainsi fort avant dans la tête les deux chants de ferrailles qui s’achevaient en une mélopée de bâillement aigu.

    Au soir d’une journée de chasse avec mon frère, en Normandie, nous fûmes soudainement surpris d’un formidable bruissement métallique, comme d’une énorme trompe faussée, au loin, derrière nous. Et vivement saisis de la similitude des sonorités : « La porte de la volière », nous écriâmes-nous tous deux en même temps. Nous retournant aussitôt, nous vîmes une vache au piquet qui appelait l’étable dont le représentant s’était attardé.

    Alors je me rappelai que lorsque Pénélope va chercher l’arc d’Ulysse pour l’essai des prétendants, les battants de la porte, qui n’avait pas été ouverte depuis dix ans, firent entendre, nous dit l’aède, une plainte semblable à celle d’un taureau puissant dans la prairie. Et j’admirai.