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AU SOIR DE LA PENSÉE

fictions d’activités désordonnées. Tragédie des esprits affolés de rêves à faire vivre de leur irréalité. C’est la même défaillance qui nous fait choir de la sensation, mère de l’idée, à la personnification des mots qui ne sont que des ombres d’idées. Non pas des êtres comme l’usage abusif de la langue nous induit à le croire, mais, ainsi que le disait un Grec, des « statues de sonorité ». Nomina, Numina — ai-je déjà rappelé.

Serait-ce donc là le dernier mot de la connaissance humaine ? Les esprits obturés, les sous-hommes seuls, pouvaient s’y résigner. Il y a des milliers d’années, dans les pays de la subtile analyse, de grands esprits n’ont pas craint de confier leurs propres Dieux au creuset de l’intelligence affinée pour en tirer quelque aperçu d’un au-delà de leur Divinité. C’est ainsi que le jour vint, dans l’Inde, où le créateur Brahma ne fut plus qu’une émanation de Brahman l’être universel, embrassant hommes, Cosmos, Dieux eux-mêmes : tout ce qui a été, est ou sera. De même encore Atman, l’esprit, le souffle, le Verbe, comme dit Saint-Jean, c’est-à-dire l’inconnu persistant, à côté de qui de modestes Dieux (dont beaucoup sont mortels) font figure de comparses en compagnie de Brahma lui-même. Par là les plus subtiles métaphysiques auxquelles il puisse nous être donné d’atteindre, le Védanta avec son Dieu fuyant[1], le Çamkya, qui n’a pas même cette sorte de Dieu, sans détermination, sur qui nous verrons se pencher Spinoza, pourront rejoindre, dans un panthéisme accommodant, les connaissances d’observation. Ce n’est plus qu’une question de formules. Alors, toutes querelles suivant leur cours, les mystiques s’endormiront dans le verbe inexprimable de leur rêve, tandis que les esprits de recherche expérimentale s’efforceront de pénétrer chaque jour plus avant

  1. Il suffit pour s’en convaincre de relever dans l’Adwaita (monisme) de Sankara, les propositions suivantes : « Il n’y a qu’une existence : Dieu. Le monde est irréel, ou, s’il existe, il n’est pas distinct de Dieu. Dieu est impersonnel. Il est inconscient. Il n’a pas d’attributs. L’âme humaine est identique à Dieu lui-même. » On pense bien que les interprétations ne manquent pas pour embrouiller ce qu’il peut rester de sens à chaque mot. Voulez-vous un exemple ? Un excellent missionnaire catholique de Mysore, le révérend J.-F. Pessein, m’envoie une consciencieuse étude du Védanta qu’il entreprend d’accommoder au christianisme, et j’y relève l’explication suivante : « Dieu est réel parce qu’il est seul réel. Il est irréel parce qu’il est réel ». Ceci pourvu de l’imprimatur. Il est clair que, par de telles procédures, tous les textes peuvent s’accommoder.