Page:Clemenceau - Au soir de la pensée, 1927, Tome 1.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
294
AU SOIR DE LA PENSÉE

avoir cherché au delà des rites du sacerdoce, ils ont tout sacrifié à l’espérance du mieux comprendre et du mieux faire, au risque d’expier l’enivrement de leur glorieux effort dans les geôles de tortures ou sur les échafauds.

Vous êtes-vous arrêté, dans notre Louvre, à la muette épopée des « philosophes » de Rembrandt ? Un antre d’obscurité symbolique, troué d’une flèche de soleil irradiant d’effluves dorées l’éclat de visages placidement résolus, tout en joies d’héroïsme dans une paix de sérénité. Des griffes de lumières s’accrochent aux spirales d’une échelle de Jacob qui monte vers le ciel pour y chercher le secret des choses, tandis que sous la voûte, dans les combats du jour et de la nuit, émergent les ardeurs vivantes des drames de la pensée. Celui-ci, soudainement raidi par les difficultés du livre. Celui-là, tout au vol de l’idée, tout à la triomphante émotion de la connaissance prochaine. L’un et l’autre étrangers au dehors, auréolés d’une splendeur d’idéal, oubliant que là-bas de saintes gens, doux envers qui se plie à leurs méconnaissances, préparent pieusement des bûchers. Les plus grands moments de l’homme au plus haut de lui-même, fixés magnifiquement par la sublime audace du génie. Dites-vous bien qu’il y a quelque chose de cette indicible noblesse en chacun de nous, et qu’il appartient aux hommes sans peur de l’en dégager.

Nous sommes tous dans la dépendance plus ou moins étroite des milieux sociaux, qui sont de défaillances mutuellement étayées plutôt que d’énergies désintéressées. En tous lieux, à toute heure, il peut être dangereux de parler trop clairement. Aussi trouve-t-on plus profitable de se mettre en règle avec le monde par les moyens termes d’un doute d’élégance intellectuelle — d’autant plus acceptable que ceux qu’il prétend désarmer ne se font pas faute de pratiquer mêmes feintes à l’égard d’autrui. Par chance, ce déguisement du doute philosophique, dont l’objet initial fut de prolonger la suprématie du dogme par l’équivoque, en est venu, sous le couvert d’un verbalisme d’orthodoxie, non seulement à préparer (avec Montaigne), la place aux connaissances d’observation, mais encore à substituer d’une façon décisive, aux balbutiements de la « Révélation », des vues d’une synthèse expérimentale dont nul ne pourra plus se détacher.