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AU SOIR DE LA PENSÉE

primitive « connaissance absolue », incompatible avec nos relativités organiques. Un doute d’imagination, ou d’observation, commençait de se faire jour. Ce fut une évolution décisive de comprendre qu’on pouvait méconnaître ou même ignorer. Plus d’un, encore aujourd’hui, en demeure confondu. On n’en alla pas moins jusqu’à brûler le douteur tout vif, pour venir à bout de sa détestable hérésie. Hélas ! Cela même fut insuffisant. Le « mal » venait du fond même de la nature humaine. Il s’aggrava démesurément. Les plus beaux hymnes du Rig-Veda s’achevaient en de redoutables interrogations. Par un syncrétisme d’innocence qui devint plus tard quelque chose comme un raffinement d’ironie, on n’avait pas plus tôt chanté le Dieu qu’on lui demandait compte de lui-même en des termes qui le laissaient sans réponse. De pareils sentiments n’avaient pu se faire jour jusque dans les invocations cultuelles, sans s’être préalablement frayé leur voie au travers des méditations.

En des formes multiples diversement répandues dans les écoles philosophiques de l’antiquité, s’accomplit la migration du doute aryen jusqu’aux creusets de l’Hellénisme où s’épurèrent les hautes pensées qui nous tiennent encore en suspens. On était allé si loin dans l’audace des affirmations intempérées que bientôt des échelles de croyances parurent s’installer. L’Asie ni la Grèce, pas plus que la Rome antique même, n’ont connu la foi au sens implacable où le christianisme a pu provisoirement l’imposer. Crois ou meurs furent les deux branches de son dilemme. Par bonheur, il ne dispose plus que des chaudières de l’autre monde depuis que le doute, solidement établi, l’a contraint de renoncer aux flammes d’ici-bas.

En présence du « dogme », cependant, le doute n’en demeure pas moins l’hérésie par excellence, puisque c’est différer : vouloir comprendre, au lieu d’accepter, les yeux clos, des formules qui ne se peuvent vérifier. Doctriner la thèse sacerdotale, n’est-ce pas suggérer l’antithèse, pousser l’aventure des oscillations de la connaissance jusqu’aux criminelles allégations d’un système indépendant de penser ?

Face à face avec l’observation, le doute est ainsi devenu l’agent primordial, l’agent nécessaire de toute compréhension. C’est bien le doute, en effet, qui éveille en nous le besoin de connaître, c’est-à-dire de nous assimiler, de faire nôtre ce que nous pouvons