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CONNAÎTRE

Les processus des deux opérations mentales sont d’ordre si différent que leur valeur intrinsèque en doit nécessairement être affectée. La connaissance d’observation est lente, laborieuse, perpétuellement en quête de toute épreuve contradictoire, tenue en échec, dans ses efforts de pénétration, aussi bien par les enchevêtrements des activités cosmiques que par les mouvements de notre sensibilité, d’autant plus digne d’inspirer confiance après vérifications, qu’elle laissera toujours la marge ouverte à tous contrôles de tous moments. Toute la probité d’une certitude relative, toute la part d’incertitude faite aux énigmes de l’inconnu, cela ne peut-il pas expliquer les oscillations naturelles du doute, qui frappe la connaissance humaine du sceau de ses propres relativités pour lui ouvrir le champ indéfini d’une grandeur en devenir, au delà des conditions passagères de la présente journée.

D’une autre procédure, les mouvements d’émotivités, spontanément jaillis des sensations de choses, font facile confiance aux interprétations imaginatives, par la loi de la moindre résistance, et s’emparent des directions de la vie humaine, sans s’inquiéter des comptes ultérieurs de l’observation. Plus de lenteurs, plus d’hésitations, plus de doutes : rien n’en peut subsister dans la triomphante énergie des affirmations, où se dépense d’un coup la somme des émotivités disponibles en réaction du heurt des activités cosmiques sur nos surfaces de sensibilité. Le doute ici serait un contresens, puisqu’il n’aurait où se prendre dans le champ de la positivité. Aussi triomphe-t-on de n’avoir pas à subir son épreuve. « La grande raison, nous dit le Père Canaye, est qu’il n’y a pas de raison. » Le doute que nous invoquons comme fondement de notre investigation, n’est donc, pour les « penseurs » de l’émotivité, que la forme la plus insinuante, et, partant, la plus dangereuse de la mortelle hérésie. Le coup de génie de Montaigne fut de le retourner contre ceux qui se vantent de l’ignorer. Le doute des philosophies antiques n’était rien qu’une position prise contre les fantaisies des mythes légendaires. La prise d’armes du « Que sais-je ? », en attendant les jours de l’observation positive, fut d’interroger innocemment au passage le cortège sans fin des questions mal posées.

Quelle que soit la place philosophique de l’émotion dans les cadres de la connaissance venue ou à venir, il faudra toujours