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AU SOIR DE LA PENSÉE

dans toute connaissance humaine une assez belle part d’inconnaissance à escompter.

Par cette sommaire indication, on comprend sans peine comment les mots arrivent à trahir la pensée, en essayant d’emprisonner, dans la rigidité d’une forme verbale, des complexités mouvantes de phénomènes qui s’emmêlent et se pénètrent pour des résultats que les signes vocaux n’arrivent trop souvent qu’à défigurer. Enivré de son verbe, le métaphysicien fait bravement du mot une entité vivante, c’est-à-dire instable, une transcendance de verbalisme insaisissable dans des abîmes de complexité, pour se perdre d’éblouissement dans le monde imaginaire qu’il a créé.

Écartons ces spectacles et allons droit à l’effet de la connaissance qui est d’enregistrer un perpétuel déplacement de rapports. Ce n’est guère et c’est beaucoup, selon le point de vue. La formule est, au fond, la même que celle de Descartes — matière et mouvement — qui aborde le problème général par le double postulat du substratum et de l’énergie que nous sommes dans l’obligation de réunir aussitôt que nous les avons verbalement distingués : faute de quoi, tout effort de compréhension demeurerait sans effet. Voyez ce qui nous arrive quand on nous définit l’atome un trou dans l’éther. Le trou électronique, apparemment, se fait d’une absence d’éther[1], qui permet le mouvement, alors que de l’éther lui-même nous ne pouvons rien dire sinon que nous avons créé le mot, comme il arriva pour l’atome, en attendant la rencontre de l’objectivité[2], par le relais d’un nom sans lequel, dans le cadre de notre intelligence, la mécanique du monde ne pourrait pas marcher.

Inconnaissance, connaissance et méconnaissance mêlées sont les éléments constitutifs de notre état d’entendement. En avoir conscience est peut-être le plus bel accomplissement de notre mentalité. Cependant, le perpétuel besoin de savoir ne nous permet pas de nous en tenir là. La photographie témoigne d’une universelle succession d’instantanés dans l’incessante tempête des mouvements cosmiques où nous trouvons notre pellicule ner-

  1. Il peut y avoir, aussi, divers états de condensation de l’éther.
  2. Ce fut déjà un grand progrès d’avoir créé un nom hors d’une objectivité d’expérience, pour l’usage de nos inductions, et de ne l’avoir pas divinisé.