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CONNAÎTRE

ma pensée ? S’il n’y avait une constante d’illusions dans les entreprises humaines, beaucoup s’y attacheraient moins vivement. Si, pour l’homme qui va disparaître, la vie n’aura été qu’un saut de l’infini à l’infini, doit-il se résigner au rôle d’un accident cosmique imperceptible, ou peut-il être admis aux envolées d’idéalisme, pour vivre, s’il est possible, d’expérience intégrée.

je vois bien qu’on nous promet davantage. Cela ne coûte que paroles au vent. Qu’en vaut la garantie ? Cherchons, sans nous arrêter aux chaires, qui prophétisent au lieu d’observer. « J’admire, disait Kant, ma conscience et le ciel étoilé. » La merveille en est telle, en effet, que la faible créature humaine ne put, d’abord, mieux faire que d’en déraisonner. Enfin les réactions positives de sensibilité se sont ordonnées au grand jour, et voici même que l’heure des émotivités d’observation est en vue. Du rêve sans contrôle, il s’agit de passer à l’entreprise de comprendre, de penser, de vouloir, d’agir en conservant à l’imagination la merveilleuse ressource des attirances de beauté.

Tels furent les premiers mouvements d’une mentalité d’ignorance, sous l’aiguillon impérieux du besoin de connaître, que l’homme de nos jours, dans l’éblouissement d’aveuglantes lumières, ne peut se résoudre à abdiquer. Les timidités de la connaissance et les audacieux élans des émotivités sans frein ont déchaîné la guerre des intelligences. Toutes les barricades de la théologie ont été successivement emportées. Il reste un donjon central qui ne se rendra pas sans de suprêmes résistances.

L’œuvre la plus ardue est de réconcilier l’homme, en ses dérèglements d’imagination, avec la condition véritable que les lois du monde lui ont assignée. Mortel, il s’est affranchi de la mort en se décrétant d’éternité. Il a même voulu que mourût pour lui son Dieu, qui, par définition, ne peut pas mourir. Il s’est puérilement installé dans l’infini des mondes comme la raison d’être de l’univers, avec une Divinité qui n’a d’autre besogne que de pourvoir à ses sollicitations.

Abolir cette vision, c’est le renversement de tout ce qu’il a senti, pensé, vécu. Pour les faibles, qui sont le nombre immense, trop douloureux l’effort de vivre de soi-même quand il suffit de se faufiler dans le cortège des grandiloquentes méconnaissances, les yeux fermés. Faillite, vraiment, cette fois, de