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CONNAÎTRE

Cela signifie-t-il que nous ne rencontrons pas l’imagination chez les bêtes. Nul ne pourrait le soutenir. L’interprétation des sensations par des images associées est œuvre d’imagination, surtout d’une imagination mise en mouvement par les réactions de sensibilité au contact du monde extérieur. Le chien, aboyant en sourdine, dans son rêve, à la poursuite d’une proie imaginaire, montre assez bien le retentissement de coordinations fictives. Le jeu du chat et de la souris, les feintes de combats chez la jeunesse animale, sont d’une assez claire signification. La poule qui retourne ses œufs cherche une égale distribution de chaleur pour sa couvée. L’araignée qui tend son piège combine à miracle l’art d’observer et d’imaginer. De même le renard qui déjoue le trappeur. Il n’est pas jusqu’à l’obscur poisson lui-même qui ne soit parfois capable de feindre l’indifférence devant l’appât. Ma petite chienne écossaise n’aime pas le pain et rebute, mie ou croûte, tout ce que je lui en peux offrir. Mais que j’en jette quelques bribes au merle familier de ma pelouse, elle y court et s’en repaît avec animation. Elle aime le pain dont profiterait un autre. Ne dirait-on pas un mouvement d’humanité ?

Si des espèces vivantes peuvent manifester des initiatives mentales de même ordre que l’homme, pour la conservation et le développement de l’organisme, c’est que la loi d’évolution impose des continuités de moyens pour des continuités de résultats. Transposées de l’animal à l’humain, l’observation, l’imagination, grâce aux associations du langage, seront d’une autre puissance de pénétration, demeurant le commun phénomène fondamental des renforcements de cogitation. Sans les articulations de la voix, la pensée animale ne sera qu’une suite d’images insuffisamment coordonnées. « Le langage et la pensée sont inséparables », écrit justement Max Muller. « Nous pensons en noms », avait déjà dit Hegel. C’est par la vertu du langage que nous pouvons vraiment penser.

— Quel est ton sort ? demande Mercure à Sosie.

— D’être homme et de parler.

Cependant, plus haut nous conduira le développement du langage, plus redoutable sera le péril des déviations de pensées, comme on l’a vu par le phénomène aberrant des abstractions réalisées.

Associations, dissociations, généralisations d’images senso-