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AU SOIR DE LA PENSÉE

De Baër a fort bien montré dans une hypothèse rappelée par M. Th. Ribot, que, changées les conditions des organes sensoriels où le monde vient s’objectiver, transformés se trouveraient nos états de subjectivité. Ce n’est pas une aussi grandemerveille qu’il peut paraître. De l’absolu élémentaire — supposé que ce mot ait un sens — nous ne connaîtrons jamais rien, par la raison décisive que l’instrument d’une telle connaissance ne se peut pas même concevoir. Relatifs, nous ne pouvons conditionner notre observation que selon des moyens de relativité. Profitons-en dans la mesure du possible, sans nous refuser aux relâches de rêves plus ou moins ordonnés.

Nous dépendons du monde, et le monde ne dépend pas de nous. Nous n’y pouvons rien changer. Nos rapports d’expérience peuvent provisoirement différer : ils doivent toujours se rejoindre aux points de la synthèse cosmique où s’expriment les activités élémentaires. Nous ne pouvons observer, penser, connaître, imaginer même, que dans la mesure des moyens qui nous sont impartis. Poussons donc hardiment tous élans de contrôle dans toutes les directions concevables. Ils ne pourront pas trouver différentes les activités du Cosmos et de la connaissance humaine qui en est le produit. Si bien que, sans révélation d’absolu, nous serons toujours ramenés à des synthèses d’interférences positives infrangiblement liées. Sur quoi, nous pourrons tenir le contrôle de nos contrôles pour une suffisante approximation de vérité. En raison de la distance, il n’est que de viser haut pour se rapprocher du point de mire.

Nos métaphysiciens, que rien n’effraye, expliquent tous mystères par le mystère supérieur des principes primordiaux, des essences, des entités et autres quiddités, formes de certaine transcendance dont la vertu magique est de tout éclaircir par des sons de voix qui n’objectivent rien de déterminé. Toujours l’opium qui fait dormir par sa « puissance dormitive ». Une tautologie. Ainsi, en mille formes, la métaphysique naquit le même jour que le premier vagissement d’ignorance, au simulacre d’une interprétation qui consiste à résoudre le problème en supprimant le point d’interrogation. Expliquer un mouvement par une puissance qui se meut, c’est la pétition de principe qui aboutit à résoudre la question par la question.

En résumé, imaginer, c’est construire, hors des réalités sen-